Vincent (Tim Burton, 1982)

Est-il possible que le premier court-métrage d’un réalisateur soit son meilleur film ? En revoyant Vincent de Tim Burton on serait en droit de se poser la question. Blague à part, ce court film en stop-motion, de 6 minutes à peine, que le tout jeune apprenti cinéaste alors encore animateur chez Disney qui lui donna pour une fois carte blanche, semble renfermer tout ce qui faisait le charme insolent de sa filmographie à venir (du moins pour un temps).

Inspirée de l’enfance même du réalisateur, Vincent raconte sous la forme d’un poème, l’histoire d’un petit garçon en apparence normal, si ce n’est qu’il s’identifie à Vincent Price, star de la série B horrifique américaine des années 50-60, et imagine revivre ses aventures jusqu’à la folie.

Stylistiquement, tout Tim Burton est déjà là, depuis les arbres tordus aux chats échevelés, en passant par les décors expressionnistes ou les murs en damier.

Film à hauteur d’enfant (on ne voit jamais le visage des personnages adultes), Vincent semble vouloir revenir sur tout ce qui a marqué son réalisateur étant enfant à commencer par l’atmosphère morne de sa banlieue pavillonnaire de Burbank, Californie. Le court-métrage retranscrit bien l’ennuie qui peut transpirer d’un tel univers (blanc et dépouillé). Dès lors, et ce sera une constante chez Burton, l’univers gothique que fantasme Vincent est d’emblée plus accueillant.

Car effectivement, Vincent rend hommage à l’ensemble des films gothiques de l’écurie Roger Corman, qui ont biberonné son imaginaire à comment par les très libres adaptations de Poe par Corman (La chute de la maison Usher, La tombe de Ligeia, Le Corbeau, etc) et bien sûr à Vincent Price, son idole qui prête justement sa voix aux narrateurs du film.

On décèlera aussi pour l’aspect conte cruel du film, l’influence chez Burton de l’illustrateur Edward Gorey et ses enfants aux destins tragiques qui nourriront plus tard sa Triste Fin du petit enfant huître.

Car là encore à rebours des productions Disney, il n’y a aucun happy-end pour conclure le film qui se termine, sur la folie si ce n’est la mort de son jeune protagoniste. On imagine les mines déconfites chez la firme aux grandes oreilles lors du 1er visionnage.

Délicieusement sinistre à l’image d’un Peanuts qui aurait rencontré Eraserhead, Vincent reste aujourd’hui un petit bijou plein des démons de son créateur qui fait là une entrée par la grande porte.

Bravo Tim, on te préférait comme ça !

Il était une fois dans l’Ouest (Sergio Leone, 1968)

Le souvenir de Charles Bronson, durant le duel final d’Il était une fois dans l’Ouest, révèle l’irruption saisissante d’une arche romaine en plein cœur de Monument Valley. Une image qui semble renfermer en elle tout le cinéma de Sergio Leone tant elle témoigne de sa volonté de régénération du western américain par son mariage avec la culture latine, donnant à ce film les allures d’un opéra grandiose ou d’une tragédie antique.

Tourné dans la foulée du succès du Bon, la Brute et le Truand par un Léone qui pensait alors avoir déjà tout exploré du western et déjà désireux d’adapter ce qui allait devenir Il était une fois en Amérique, aidé au scénario par deux futurs monuments du cinéma italien que sont Dario Argento et Bernardo Bertolucci, Il était une fois dans l’ouest ne réitère pas l’épuration quasi-surréaliste de son glorieux prédécesseur. Peut-être comme pour témoigner d’un souhait de passer à autre chose, Léone en fait un ballet mortuaire, chargée de mélancolie. Un chant du cygne pour le western classique, genre alors à l’époque en totale perte de vitesse.

Tout le film transpire effectivement la mort lente et inéluctable, depuis le gémissement incessant du moulin au cours de l’indémodable scène d’ouverture, aux soupirs répété d’un train, semblable à un râle d’agonie, en passant par la lumière qui semble carboniser les personnages. Tout est mis en scène pour donner l’impression d’une apocalypse imminente que les personnages ne peuvent qu’attendre à l’image des trois bandits du début attendant longuement un train qui sonnera leur heure dernière.

Le film prend place à un moment charnière de l’histoire américaine : celui de la fin de la conquête de l’Ouest que parachève la mise en place du chemin de fer transcontinental à la fin des années 1860. C’est dans ce contexte de victoire définitive du monde capitaliste sur l’Ouest sauvage que se déroule l’histoire d’une lutte entre 5 personnes pour un domaine que doit justement traverser le chemin de fer, chacune des figures incarnant une différente approche de ce changement d’ère :

Le bandit Cheyenne (Jason Robards), personnage rusé, débonnaire, souvent comique, presque enfantin, à rapprocher des figures léoniennes jouées Elie Wallach dans Le Bon la Brute et le Truand et plus tard Rod Steiger dans Il était une fois la Révolution. Il est cependant moins bouffonnesque que ces deux figures, et semble porter avec lui la conscience d’être le dernier desperado.

Son total opposé est Morton (Gabriele Ferzetti), magnat du chemin de fer, rêvant d’être le premier à atteindre en train la côte Pacifique. Il incarne le capitalisme en apparence respectable mais gagné par la corruption, l’image de sa maladie des os le rendant peu à peu paralytique. Figure du monde nouveau, il sait que l’argent est une meilleure arme que le revolver.

Entre les deux personnages plus haut : Franck, le grand méchant, campé par un Henry Fonda jusque-là incarnant à l’écran l’idéal démocratique américain (Des Raisins de la colère à Young Mr. Lincoln tous deux de John Ford). Dans Il était une fois dans l’Ouest, Leone en fait un tueur impitoyable, au service de Morton. Un personnage coincé entre deux mondes, comprenant que les temps changent et rêvant de se hisser dans l’échelle sociale.

Quant à L’Harmonica, joué par Charles Bronson, il est également une figure appartenant au passé. Si des trois figures du monde ancien c’est le seul à survivre, c’est qu’il semble déjà mort. Homme sans nom, stoïque et laconique, aux apparitions paraissant relever du surnaturel et dont le regard passe parfois même pour définir l’action, il parait ne vivre que pour sa vengeance. Accompagné par sa fameuse mélopée à l’harmonica, qui renvoie au menaçant Deguello de Rio Bravo, il fait figure de spectre vengeur ou de statue du commandeur, ce n’est d’ailleurs pas pour rien que son thème musical s’inspire du Don Giovanni de Mozart.

Enfin, le personnage de Jill, interprété par Claudia Cardinale, un des rares personnages féminins d’envergure de la filmographie de Léone, qui peut également être assimilé au monde nouveau. Bien qu’elle soit souvent considérée comme un personnage passif, Jill incarne en réalité la transition entre l’ancien monde et celui à venir. À la fois maman et putain, elle apparaît vite comme un personnage ambigu qui suscite l’intérêt et les questionnements (d’où sans doute le choix de la mettre souvent devant un miroir). Figure typique de la femme de la ville découvrant la dureté du Far-West, elle finit par être la principale bénéficiaire des changements apportés par le film comme par l’époque. Associée à l’eau (depuis ses souhaits récurrents de bains à la scène finale où elle donne à boire aux ouvriers), elle apporte la vie dans un monde de mort, incarnant ainsi la naissance de la civilisation dans l’Ouest.

D’une certaine manière Il était une fois dans l’Ouest peut être lu à travers une lentille marxiste. L’Harmonica, Frank et Cheyenne semblant appartenir à une sorte d’aristocratie officieuse, porteuse malgré tout d’un certain code d’honneur (la vendetta, le duel ritualisé, la protection de la veuve et de l’orphelin…) mais qui comme le prince Fabrizio du Guépard sorti 5 ans plus tôt, se savent dépassés par le monde nouveau. Et à cet idéal aristocratique se superpose un capitalisme certes porteur de progrès mais également barbare et meurtrier. Le raccord entre le pistolet de Franck abattant un enfant et le train arrivant face caméra ne dit pas autre chose. L’enfant est tué non par Franck mais par le chemin de fer.

Plus globalement, Il était une fois dans l’Ouest peut également être perçut comme une réflexion sur le temps qui passe. Après tout, le train présenté ainsi comme un élément destructeur, une des premières incarnations du cinéma est aussi bien une allégorie du mouvement que du temps, tandis que l’ombre d’un fusil fait office d’aiguille d’une horloge.

C’est aussi et enfin la mise en scène de la mort d’un certain cinéma. Plus respectueux vis-à-vis de ses augustes aïeux qu’on pourrait le penser, Léone semble convoquer dans ce film tout le western classique pour un dernier tour de piste. Ainsi on retrouve les fameux paysages de Monument Valley (La Chevauchée Fantastique, Le Convoi des Braves…), l’acteur fordien Woody Strode (Le Sergent Noir, L’Homme qui tua Liberty Valence…) qui joue l’un des trois bandits de la scène d’intro, cette même scène d’intro rappelant par ailleurs Le train sifflera trois fois, tandis que l’attaque de la ferme fait écho à l’attaque des Indiens de La prisonnière du désert.

À l’aube du Nouvel Hollywood, alors que déjà Aldrich, Cassavetes, Kubrick ou Bogdanovitch avaient entamé la métamorphose du paysage cinématographique américain, Léone, l’italien de passage par sa convocation des fantômes d’une époque révolue, et son apport d’un baroque typiquement méditerranéen n’aura donc pas eu son pareil pour tourner en beauté la page du cinéma classique.

Seder-Masochism (Nina Paley, 2018)

A la sortie de Sita chante le blues, Nina Paley s’était fait taper sur les doigts par des voix l’accusant d’appropriation culturelle, lui demandant comment elle réagirait si on se moquait de sa propre culture. Il faut croire que la réalisatrice ait pris ces critiques au mot car 10 ans plus tard sortit dans un cadre encore plus libéral que Sita (directement sur le web en accès libre après une carrière en festival), Seder-Masochism, interrogeant la culture judaïque dont est issue sa famille.

On retrouve dans ce nouveau film plusieurs éléments déjà creusé dans Sita chante le blues : la relecture de mythe fondateurs, la mise en parallèle avec la vie personnelle de l’autrice, le détournement de chansons existantes (toujours sans payer les droits d’auteurs), l’interaction entre documentaire et animation ainsi que l’expérimentation visuelle notamment avec une impressionnante séquence d’animation de broderie.

Comme pour son précédent long-métrage Seder-Masochism suit également plusieurs intrigues entremêlées.  Le fil narratif s’articule autour d’un enregistrement éducatif datant des années 50, The Moishe Oysher expliquant les différents rituels du Seder de Pessah, la fête juive célébrant la sortie des hébreux hors d’Egypte, le tout raconté par un Jésus de La Cène de Juan de Juan animé façon Monthy Python. En parallèle nous suivons les différents épisodes de l’Exode en mode comédie musicale. Une troisième partie narre la création du Monde par ce qu’on pourrait appeler la Déesse-Mère avant qu’elle soit renversée par un Dieu masculin. Enfin une quatrième partie illustre une interview réelle par Nina Paley de son père Hiram, alors en phase terminale. Interview dans laquelle la réalisatrice présente son père sous les traits de Dieu et elle-même en chèvre sacrificielle (tant parce que l’holocauste était le moyen de communiquer avec Dieu, que Nina Paley se voyait comme le bouc émissaire de la famille).

Tout comme elle l’avait fait avec le Ramayana, Nina Paley passe donc le livre de l’Exode au crible de sa moulinette caustique, mettant dans la bouche de Moïse, d’Aaron ou du pharaon des chansons diverses venant d’artistes et de groupes tels que Led Zeppelin, Louis Amstrong ou même Dalida, un peu à la manière d’On connait la chanson d’Alain Resnais. Si on ne retrouve pas la prouesse de Sita chante le blues, où la réalisatrice avait réussi à raconter tout le Ramayana avec le répertoire d’une seule chanteuse, l’association entre les morceaux, souvent cultes, et les épisodes évoqués de la Bible se marient généralement bien (malgré un montage parfois maladroit comme avec la partie consacrée au plaies d’Egypte). On pourrait parfois jurer, et la confusion fut accentué par la diffusion des extraits sur Youtube, que les extraits sont les clips officiels des chansons choisies, le plus notable étant le Spider Suite de Duke of the uke illustrant la mort des premiers nés égyptiens.

L’utilisation de chansons déjà existantes, en plus de sa fonction comique et désacralisant renforce également l’ironie du récit, façon Good morning Vietnam. Le cas le plus probant étant l’utilisation de This land is Mine d’Andy William, chanson tirée du film Exodus d’Otto Preminger, devenue ensuite hymne sioniste. La faisant réciter par une série de soldats hébreux, grecs, romains, arabes, s’entretuant à travers les âges, pour la conclure dans la bouche d’une faucheuse triomphante, le film fait ressortir la vanité du propos. Autre exemple : Moïse chante The things we do for love de 10cc, tandis ce superpose les images du KKK, des bombardements israéliens ou encore du 11 septembre, comme conséquences directes de la mise en place du monothéisme.

Car Seder-Masochism, présente une vision de l’Exode bien éloignée du whitewashing d’un Prince d’Egypte, que Paley, athée convaincue, oppose à la pompe grandiloquente du narrateur christique. Moïse y est ainsi dépeint comme un vieillard intolérant et sexiste, les premiers-nés égyptiens comme des victimes collatérales d’un dieu cruel et tandis que le culte du veau d’or (généralement perçut comme un sacrilège d’inspiration diabolique) est montré comme un instant d’émancipation féminine (magnifié par rien moins que le Woman de John Lennon), le film enchaine avec le massacre des idolâtres, faisant le parallèle direct avec les crimes de Daesh.  

On retrouve là, l’influence de l’essai de l’historienne Gerda Lemer, The creation of patriarchy. Cet essai soutient que le monothéisme juif s’est construit en opposition au culte des déesses de la fertilité et que le passage d’une représentation féminine du divin à une représentation masculine serait directement lié à l’apparition de la propriété privé et de la société de classe. Cette idée se retrouve surtout dans les passages du film évoquant la Déese-mère. Montrée ainsi que ses avatar smultiples (vénus de Willendorf, Vénus de Laussel, Isis, etc), créant le Monde, surplombant les 3 religions du livre, sublimée par les chants exaltant des chœurs bulgares, représentant un temps primitif, la dites Déesse finit cependant par voir son titre divin usurpée par l’Homme. Aussi la fin du film montre t’elle des silhouettes de laboureur quadriller la Terre personnifiée par une Déesse à l’agonie.

On pourrait reprocher à Nina Paley un certain manque de subtilité dans son message (ce qui ne serait pas la première fois au vu de ses courts-métrages anti-reproduction) tant le film use et abuse de symboles depuis le mont Sinaï en forme de phallus au chant des Vierges Marie (que l’on devine être énièmes avatars diminués de la Déesse déchue) « God is a patriarcal male », seule chanson originale du film. On peut aussi se questionner sur la cohérence du film et sa pertinence de situer l’instauration du patriarcat au moment de l’Exode, vu que selon le film même, la vénération de figure féminine n’empêche pas l’Egypte du pharaon d’être patriarcale et esclavagiste.

Mais ces remarques fondent vite, face à la générosité et l’inventivité de ce film, vraie claque païenne lancée à l’Amérique bigote de l’ère Trump.

L’entretien entre Nina Paley et son père, athée mais qui tenait à enseigner le Seder à ses enfants pour la transmission de l’héritage culturel familial, sonne tout autant comme un hommage à ce père dont elle parait tenir l’esprit subversif qu’à une exploration de l’abandon de sa foi. Encore une fois, le décalage est à nouveau là, car Hiram Paley ayant les traits de Dieu, le film nous donne l’impression d’avoir un Dieu qui ne croit plus en lui-même et prêt à renoncer à sa domination. Après tout, la chanson du générique de fin le dit bien : « Give me that old-time religion ». Ici, c’est un retour à la Déesse-Mère que prône le film. Le veau d’or serait-il toujours debout ?

Magdala (Damien Manivel, 2022)

Si un film était susceptible de me donner la Foi, ce serait sans aucun doute un film comme Magdala (en tout cas plus que La passion du Christ ou tout autre péplum biblique hollywoodien à la grâce d’un bulldozer).

5e long-métrage de Damien Manivel, Magdala, comme il est précisé dans un carton d’introduction, est une « rêverie » sur les derniers jours de Marie-Madeleine, disciple et supposément amante de Jésus Christ et dont la légende dit qu’elle vécut ses dernières années en ermite dans le massif de la Sainte-Baume.

Le film nous montre donc Marie-Madeleine, vieillie, à des lieux de ses représentations habituelles dans la peinture conventionnelle, mener dans la forêt une vie misérable, se nourrissant de peu, se mouvant avec difficulté et pensant à son Amour. Pas de dialogue. Seules quelques phrases en araméen, tirées du Cantique des cantiques. Très peu de musique, ce qui renforce sa puissance quand elle apparait (en l’occurrence Der Leiermann, fleuron de la musique romantique, composé par un Schubert malade attendant lui aussi sa fin). On l’aura compris, le ton du film est résolument contemplatif. Ce choix de la lenteur donne au film toute sa dimension mystique. En s’attardant ainsi longuement sur les faits et gestes de la protagoniste, en nous donnant le temps de nous y appesantir, que ce soit sur un dessin du Christ tracé dans le sol, la confection d’une croix avec des feuilles ou encore de son agonie finale, le film fait ressortir le Sacré du moindre détail.

Magdala est aussi la troisième collaboration du réalisateur avec la danseuse américano-jamaïcaine, Elsa Wolliaston, figure imposante et énigmatique qui instillait déjà une puissance trouble dans son court La dame au chien et dans Les enfants d’Isadora (film dans lequel Manivel vit en son actrice un potentiel justement pour incarner une figure religieuse). Ici, on retrouve dans ses mouvements lents une certaine solennité effectivement mystique (sans être forcément religieuse) que l’actrice donnait déjà à voir dans ses chorégraphies.

Le minimalisme du film renforce son intemporalité. En soi, Magdala pourrait se passer tout aussi bien dans l’Antiquité qu’à notre époque, et l’on pourrait penser en voyant Marie-Madeleine qu’il s’agit juste d’une clocharde céleste contemporaine dans un état d’extrême pauvreté. Son abdication vis-à-vis du monde et de la société semble même conférer au film une dimension écolo pro-décroissance, limite zadiste.

La fragilité de Marie-Madeleine s’accorde également avec la fragilité même du film, tourné en pellicule 16mm (donc avec peu de prises possibles) et uniquement en lumière naturelle. S’encrant ainsi dans la matérialité, le film respire, tremble et vacille au rythme de son personnage, l’accompagnant dans ces derniers instants à l’image d’une scène d’errance dans un décor d’apocalypse ou encore la scène finale dans la grotte où la lueur d’une bougie, seule source lumineuse, incarne l’ultime souffle de la Sainte veillée par un ange sorti d’un tableau de la Renaissance.

Se situant quelque part entre le Malick des beaux jours et un Weerasethakul qui aurait troqué la jungle pour la forêt bretonne, pouvant aussi bien traiter de la naissance de la Foi chrétienne que simplement du passage d’une vieille dame de la vie à la mort, Magdala constitue une expérience sensorielle parvenant magistralement à mêler l’intime et le divin.

La fille du 14 juillet (Antonin Peretjatko, 2013)

Sorti en 2013 au plus fort de l’austérité, à un moment où, comble du hasard, le gouvernement d’alors réfléchissait à raccourcir les vacances scolaires, le premier long-métrage d’Antonin Peretjatko ne fait pas dans la dentelle, apportant un vent de fraicheur et de liberté à un cinéma français qui en avait bien besoin.

L’histoire : tout simple. Une bande de pote qui part en vacances un été. Autour d’eux, la France est en crise. Le gouvernement, à nouveau dirigé par Sarkozy, décide d’avancer d’un mois la rentrée mais tout ce qui préoccupe Hector (Grégoire Tachnakian) est de séduire la belle Truquette (Vimala Pons).

Le réalisateur, Antonin Peretjatko, avait déjà étoffé son univers pour le moins barré dans sa gamme de courts-métrages tournés au cours de la décennie 2000. Déjà s’y faisaient entendre son sens du burlesque, son humour noir (le motard qui met son blouson à l’envers dans Changement de trottoir), son ton anar (French Kiss semblant avoir la guerre en Irak en travers de la gorge et Monopoly portant sur la crise du logement à Paris) ainsi que l’angoisse du temps qui passe (sujet central des Secrets de l’invisible). C’est toute cette panoplie joyeusement foutraque que Peretjatko convoque pour son passage au long. On y retrouvera d’ailleurs nombre des comédiens de ses courts tel que Marie Lorna Vaconsin, Pierre Méréjkowsky ou encore Thomas Schmitt, ainsi que la musique de Monopoly pour le générique.

Difficile de décrire exactement ce film qui semble avoir été réalisé par un Jacques Rozier sous cocaïne. Il faudrait imaginer un mélange de divers films de la Nouvelle Vague, de Pierre Etaix et de divers comédies potaches des années 70 (avec même un soupçon de Retour vers le futur pour ce docteur excentrique conduisant une DeLorean).

Bénéficiant d’un budget dérisoire de 350 000 euros, au tournage coupé en deux sur deux étés, La fille du 14 juillet pallie son manque de moyen par un sens aiguisé de la débrouille, un enthousiasme à toute épreuve et la propension à oser à peu près tout et n’importe quoi.

L’univers de La fille du 14 juillet est un univers ubuesque, dans lequel des mécanismes sur des statues du Louvre donnent accès à des chambres secrètes et où l’on s’entretue allègrement à coups de fusil, de guillotine ou de balles au chloroforme sans essuyer la moindre conséquence.  Les gags visuels, plus ou moins subtils, pleuvent de toute part, du jeu d’échec sur un sol en damier, à la soupe versée dans une assiette trouée en passant par les glaces en forme de flic.

L’esthétique n’est pas en reste pour contribuer à ce joyeux bordel. Le film est tourné en 16 mm, avec une caméra réglée à 22,5 images par seconde, d’où une image désynchronisée et des voix aigües renforçant un sentiment d’irréalité en décalage avec toute production standard. A cela il faut ajouter le détournement d’images télévisuelles, façon situationniste (petit clin d’œil à Guy Debord au passage), ridiculisant la pompe républicaine par l’accélération de l’image ou l’ajout d’onomatopées et de gimmick musicaux.

Parmi toutes les citations et hommages qui ponctuent le film, c’est bien entendu l’ombre du Godard des années 60 qui plane sur tout le film. Outre la référence évidente à A bout de souffle avec l’image de cette jeune femme vendant le journal sur les Champs-Elysées, c’est surtout Pierrot le fou qui est convoqué, tant par sa narration (le road-trip de Paris à la côte) que par son esprit libertaire désireux de s’affranchir des codes et des contraintes (les multiples jeux de montage, les répétitions de scènes, les regards caméra et les brisements de quatrième mur). Par moment même c’est aussi l’esprit de Weekend qui vient envahir le film, par sa représentation d’une France au bord du chaos. La scène dans le cimetière de voiture en est l’exemple le plus criant.

C’est qu’au milieu du délire se distingue ça et là une pointe de mélancolie, les regrets d’amours perdus et d’une jeunesse qui s’évanouit et qu’il s’agit de bruler intensément malgré les coups du temps. Il est aussi à noter les instants de poésie pure qui ponctuent le film d’un temps à autre comme l’usage d’un petit folioscope ou un numéro d’équilibriste sur des bouteilles (Vimala Pons vient du cirque à la base). Pourquoi ? Parce que c’est sympa, c’est léger, ça fait respirer. Ne cherchez pas obligatoirement du sens à tout ce qui arrive dans un film.

Certes La fille du 14 juillet n’est pas parfait. On pourrait lui reprocher une certaine prétention par son étalage parfois lourdingue de références cinéphiles ou littéraires (de Breton à Tchekhov, en passant par Kafka). On pourrait aussi lui reprocher une vision peut-être assez datée de la révolte, coincée dans une imagerie post-soixantehuitarde finalement assez anachronique et peu accordée aux préoccupations d’aujourd’hui. Notons ainsi l’absence criante de minorité, ce qui est plutôt fâcheux pour un film se réclamant de la jeunesse (jeunesse surtout incarnée par des trentenaires il faut dire).

Mais ces réserves n’entachent pas l’aspect global du film, qui reste un film généreux et frondeur, révélateur ou confirmateur, qui plus est, de plusieurs belles figures du cinéma français contemporain tel que Vincent Macaigne ou Esteban. Surtout, La fille du 14 juillet reste une comédie fraiche et pimpante refusant tout fatalisme vis à vis de son époque et appelant à répondre à la violence du monde par la joie de vivre, l’art et l’amour passionné. 9 ans plus tard il serait bon de s’en rappeler.  

Who’s that knocking at my door (1967) – Martin Scorsese

On ne peut faire de lecture correcte du premier film de Scorsese, sans prendre en compte l’histoire rocambolesque de son tournage.

Résumons : en 1965, le jeune Martin Scorsese, fraîchement sorti de l’université, se lance dans le tournage de son premier long-métrage, Bring on the Dancing Girl avec une équipe réduite, un budget de 30 000 dollars et un jeune acteur inconnu : Harvey Keitel. Déçu par l’amateurisme général qui se dégage de la vision du film, Haig Mannoogian, professeur de Scorsese, l’encourage à retourner le film. Ainsi se lance-t-il dans un second tournage de 16 mm avec une nouvelle actrice au casting, Zina Bethune. Présenté au festival de New-York sous le nouveau nom de I call first, le film ne trouve pas de distributeur, laissant le jeune cinéaste passablement déprimé. C’est alors que Joseph Brenner, producteur de films érotiques propose de sortir le film en l’échange de l’inclusion d’une scène de sexe. D’où l’existence de la scène de sexe entre Keitel et l’actrice godardienne Anne Colette, sous fond de Doors sans rapport direct avec le reste du film.

Résultat de tout ce périple : un film profondément décousu et maniériste, tantôt en 35 mm, tantôt en 16, bourré de faux raccords et de ruptures narratives… Et le tout fonctionne plutôt bien.

Filmé dans le plus pur style du cinéma direct tel que conçu par Godard ou Cassavetes, Who’s that knocking at my door transpire l’esprit des années 60 finissantes, émaillées qui plus est de chansons emblématiques de l’époque (The End de The Doors, El Watusi de Ray Baretto, Jenny Take a ride de Mitch Ryder, etc) dans des séquences clipesques qui seront une future marque de fabrique scorsesienne.

Tourné directement dans le quartier du réalisateur et même dans sa propre maison (la scène d’amour entre Keitel et Bethune sur le lit de sa mère !), le film assume totalement sa nature autobiographique laissant paraitre les thèmes et problématiques qui accompagneront le cinéaste durant toute sa carrière : la culpabilité chrétienne (sculptures du christ et de la vierge omniprésentes), le poids de la communauté et l’incapacité de s’en extirper. Il faut voir comment une simple musique concrète sur la scène d’intro où une mama typiquement italienne (la propre mère de Scorsese soit disant passant) confectionne une pizza avant de la servir à ses enfants rend oppressante une scène de nature chaleureuse et conviviale.

Dans ce qui semble être le brouillon du futur Mean Streets qui fera sa renommée, Scorsese fait une peinture pathétique de ces jeunes Vitelloni à l’américaine, qu’il présente comme de grands enfants jouant les caïds, rivalisant de démonstrations viriles mais complétement désorientés sitôt sortis de leurs milieux (la scène en forêt et la peur bleue des serpents du grand Joey).

Ce portrait de la jeunesse italo-américaine tiraillée entre modernité et tradition s’incarne surtout ici dans la perception que JR (Harvey Keitel) se fait des femmes, ne pouvant les voir autrement que comme madone ou putain. L’impossibilité de JR à considérer qu’une femme n’est pas responsable de son viol est bien entendu le point d’orgue de ce questionnement sur l’emprise millénaire que fait peser la communauté et ses codes sur les individus et leurs modes de pensée. Sous l’œil de Scorsese la communauté devient une cage dorée, aussi réconfortante qu’aliénante.

Malgré tous ses défauts techniques et l’ombre trop pesante des aînés, Who’s knocking at my door reste un morceau d’époque frais et pimpant dont les interrogations continuent d’être persistante aujourd’hui.

C’est surtout le germe d’une graine importante du cinéma mondial qui devra éclore quelques années plus tard : Martin Scorsese.

No (2012) – Pablo Larrain

Chili, 1988. Sous la pression internationale le général Pinochet lance un référendum sur la continuité de son régime dictatorial. Pour la première fois depuis 15 ans, l’opposition aura la pleine liberté de parole, 15 minutes par jour. Pour mener à bien leur campagne les partisans du NON font appel au jeune publicitaire René Saverda (Gael Garcia Bernal). A rebours de la stratégie établie qui consistait à dénoncer solennellement les crimes du régime, René préconise une campagne joyeuse et festive dans la droite ligne de l’esprit de ses spots habituels. L’humour, la légèreté assumée, l’exaltation de la jeunesse et l’espérance en des lendemains qui chantent auront à terme raison du discours vieilli et paternaliste du régime.

Il peut paraître assez douteux de présenter un évènement aussi fatidique par le biais du regard d’un publicitaire clairement apparenté au milieu petit bourgeois. Beaucoup d’ailleurs au Chili n’ont pas hésité à reprocher à Larrain d’avoir minimisé le rôle de ceux qui se sont mobilisé sur des années et souvent au péril de leurs vies. De toute évidence, c’est moins la justesse du combat pour la démocratie qui intéresse le réalisateur que la façon dont ce combat a été mené et les implications pour le futur.

Le personnage de René (fictif quoi qu’inspiré de personnes réelles) peut se décortiquer selon de multiples déclinaisons. Il peut être vu comme une figure du héro classique, à savoir un homme sans histoire, découvrant malgré lui la dure réalité de son monde (la scène du commissariat où son ex-femme est tabassée sous ses yeux), mais dont l’astuce lui permettra contre vents et marées d’abattre la tyrannie avant de s’en aller sans demander son reste tel le cowboy solitaire. Est-il l’intervention divine qu’espère au début du film cette militante dépitée ? L’ange pourtant pactise avec le démon Lucho Guzman (Alfredo Castro), son patron cynique pilotant la campagne du OUI sous l’autorité de politiciens imbus d’eux-mêmes venus à croire à leur propre propagande. René suscite également la méfiance voire l’indignation chez les démocrates alors qu’il rejette les vidéos de témoignages de proches de victimes du régime ne voulant pas de spots trop larmoyants. Pour lui et son équipe, la démocratie ne semble être qu’un produit comme un autre qu’il présente à ses clients de la même façon que d’ordinaire. La victoire de la démocratie se fera au prix du sacrifice du devoir de Mémoire et l’incroyable lenteur de la justice à condamner les responsables des crimes du régime sera la conséquence directe de cet oubli.

Ainsi Larrain présente à travers René, la société chilienne de l’époque dans toutes ses ambiguïtés et contradictions, ballotté d’un bord à l’autre, détestant le régime mais peu désireuse de renoncer au modèle capitaliste que celui-ci a engendré.

Dans un véritable souci d’immersion, No est tournée comme un documentaire, caméra à l’épaule, avec utilisation des clips véridiques et même la venue de d’authentiques responsables de la campagne jouant leurs propres rôles 25 ans plus tard. Comme par volonté de coller à l’imaginaire des images d’archives qui composent une bonne partie du film, ce dernier est tourné avec une caméra Ikegami des années 80 (alors très prisée dans le monde de la pub) donnant une image carrée aux couleurs saturées et dont les couleurs décalés semblent renvoyer à l’arc-en-ciel symbole du camp du NON. En plus de gommer la différence d’époque entre le tournage du film et celui des archives, ce choix peux également exprimer la contamination de la publicité à l’ensemble de la société. C’est le réel lui-même qui est devenue une immense pub.

Au final, No démontre que le régime de Pinochet aura été vaincu par ses propres armes, celles de la modernité et du marketing ,qui sortiront in fine grands vainqueurs du référendum.

Film à la fois joyeux et amer, présentant le referendum comme un duel épique où la ruse et la débrouillardise répond aux coups bas et aux abus de pouvoir, No sait prendre du recul sur ce qu’il montre, évitant toujours de faire dans le bon sentiment. Même si Larrain n’oublie pas de rappeler la brutalité du régime agonisant (atmosphère toujours plus oppressante, exactions policières sous le regard de l’enfant qui pourrait être le réalisateur lui-même à l’époque) sa conclusion contraste avec l’exultation de la victoire du NON. Pinochet est vaincu mais quel avenir s’ouvre pour le Chili ? Sitôt la campagne achevée, René se remet à travailler avec son patron et ennemi qui n’a pas tardé à virer sa cuti et continue à vendre les mêmes produits qu’avant. Les régimes passent, le capitalisme persiste.

Fear & Desire (1953) – Stanley Kubrick

« Il y a une guerre dans cette forêt. Pas une guerre qui a eu lieu, ni une guerre qui aura lieu…seulement une guerre. Et les ennemis qui luttent ici n’existent que si nous leur donnons un caractère humain. Cette forêt donc et tout ce qui s’y passe est en dehors de l’Histoire. Il n’y a que les inaltérables formes de la peur, du doute et de la mort qui soient de notre monde. Ces soldats que vous voyez parlent notre langue et sont de notre temps mais n’ont pas d’autre patrie que l’esprit. »

C’est sur les forêts des montagnes de San Gabriel en Californie que s’ouvre le tout premier film de Stanley Kubrick. L’intrigue : 4 soldats se retrouvent en plein territoire ennemi après un crash et cherchent à regagner leur base.

Ce film que le futur maître aura renié, le qualifiant « d’exercice maladroit […] inepte, ennuyeux et prétentieux », n’en reste pas moins le film séminal de tout le reste de son œuvre.

Il est vrai que Fear & Desire est loin d’être parfait : en plus des erreurs techniques, d’une structure narrative trop schématique et de la surcharge de références (Ophuls, Kurosawa, Eisenstein…), le film pêche surtout par une volonté trop appuyée d’expliquer à tout prix son propos. Dans un sens, il confirme l’idée de Gilles Deleuze qui concevait le cinéma de Kubrick comme un cinéma du cerveau, dans lequel le monde même de ses films reflétait l’inconscient des protagonistes. Le problème est que l’annoncer d’emblée, casse la subtilité du propos, tout comme l’utilisation d’effets pas toujours très fins tels que l’utilisation de voix-off pour exprimer les pensées des soldats où les flash-backs en fondus enchaînés. Le climax se soldant par la mise à mort des ennemis en réalité les doubles des personnages (peut-être une référence au William Wilson d’Edgar Poe) achève de marteler le message du film : la guerre, libération de la sauvagerie ambiante au sein de l’inconscient et mort de l’humain en soi.

Cependant, Kubrick aura sans doute été trop sévère envers lui-même. Après tout, ces erreurs sont le lieu commun de nombreux premiers films. Aussi compte tenu que Fear & Desire aura été tourné dans des conditions quasi amateurs, en équipe réduite, produit par la famille même du cinéaste pour la somme dérisoire de 50 000 $, avec Kubrick assurant à la fois, la réalisation, l’image et le montage, le film apparait au final particulièrement bien maîtrisé, surtout à une époque où le cinéma américain indépendant émergeait à peine (1).

Enfin, le film reste fascinant à regarder tant il semble couver toute les thématiques phares du reste de la filmographie kubrickienne. Comme énoncé plus haut, on trouve les prémices d’un cinéma mental, avec comme décor principal une forêt, reflet du cerveau des personnages, comme la war room de Docteur Folamour où l’hôtel de Shining. Déjà, la guerre semblait être le thème de prédilection de Kubrick (on était alors en pleine guerre de Corée), et avec elle, le thème de la mise à mort des siens (thème présent dans Les Sentiers de la gloire, Dr Folamour ou Shining) ici porté au paroxysme puisque ce sont littéralement leurs doubles que les personnages assassinent. Et jointe à la mise à mort de soi, le thème de la déshumanisation (au centre de 2001, Shining, Full Metal Jacket, etc) est déjà bien à l’honneur : sitôt rentré à leur base, les survivants repartent aussitôt pour la forêt dont ils semblent devenus les prisonniers volontaires. Quant au jeune Sidney (joué par le futur réalisateur et dramaturge Paul Mazursky), le personnage le plus sensible du groupe, c’est lui qui devient le plus inquiétant, sombrant dans la folie et tuant une jeune femme au terme d’une scène gorgée de pulsion sexuelle malaisante (#metoo).

Enfin Fear & Desire est un film teinté d’une poésie noire lourde de sens comme en témoigne les dernières images du film : un fou et un cadavre dérivant sur un radeau dans la brume et le film de se conclure comme il a commencé : sur cette forêt lugubre indifférentes au déchaînement dérisoire des passions humaines dont elle est le théâtre.

Certes loin d’être un chef-d’œuvre mais loin d’être le ratage annoncé, Fear & Desire doit être vu comme un bouillonnement d’idée en voie d’être concrétisée. Le stade embryonnaire d’une œuvre majeure en devenir.

Note

(1) Notons que le film aura été distribué par Joseph Burstyn, grand acteur de l’émergence du cinéma indépendant US, distributeur la même année (sa dernière) du Petit Fugitif, autre film fondateur (on y reviendra).

Belladonna (1973) – Eiichi Yamamoto

« Belladonna, Belladonna, Belladona, Belladonna ». Ainsi sont prononcés les 4 premiers mots du film prononcés dans un soupir d’extase. La belladone est cette plante fort connue des sorcières, servant aussi bien de remède curatif que de poison mortel et dont l’absorption provoque délires et hallucinations. Un nom fort bien approprié pour le titre de ce film halluciné, aussi ensorcelant que dérangeant, qui clôtura l’aventure des Animerama peu avant la faillite de Mushi Production.

Pour le dernier opus de cette trilogie qui aura fait entrer l’animation japonaise dans l’âge adulte, Eiichi Yamamoto (dont ce sera le dernier long-métrage) s’affranchit de la tutelle de Tezuka et se retrouve seul aux manettes, poussant plus loin encore les expérimentations menées dans Mille et une nuits et Cleopatra et aiguisant le propos se dégageant de la saga.

Librement adapté de l’essai La Sorcière de Jules Michelet, Belladonna narre l’histoire de Jeanne, jeune paysanne violée par son seigneur, qui, s’initiant à la sorcellerie, passera du statut d’épouse soumise et virginale, à celui de déesse païenne toute puissante, avant de finir figure messianique. Le tout en moins d’une heure et demie.

L’oppression de la femme, c’est le thème clé que Yamamoto aura exploré tout au long de sa trilogie, poussant toujours plus loin la problématique. Après les femmes objets et les filles outragées réclamant vengeance dans Mille et une nuits, après Cléopâtre, condamnée à accepter son rôle de femme fatale, Belladonna reprends ces gammes et les synthétise sur un ton plus clair et plus radical encore.

Ici encore la femme est prisonnière, enfermée et prise au piège. Livrée par une église hypocrite à un seigneur mortifère, jalousée par une comtesse pourtant tout aussi opprimée qu’elle et battue par un mari faible et lâche, la belle et pure Jeanne n’a d’autre échappatoire que la voie que lui trace le Diable, ici incarnation de son inconscient. Fruit d’un destin inexorable celui-ci apparaît pour la première fois sortant d’un rouet tournoyant. D’abord diablotin inoffensif aux allures de godemichet, il gagne en taille et puissance au fur et à mesure que l’oppression patriarcale renforcera le désespoir et le ressentiment de la jeune femme. Après tout le Diable dit bien qu’il ne veut pas d’âmes faciles mais des âmes furieuses, pleine de haine et de rancune contre ce Dieu qu’il aspire à renverser.

2019-07-14 (5)

Comme dans l’essai de Michelet, Yamamoto défend l’idée que la sorcellerie apporta au bas peuple un soutient et un réconfort dans un monde qui semblait déserté par Dieu. A ce titre le film ne manque pas d’idées pour refléter la dureté de l’époque décrite, empruntant à l’imaginaire d’un Picasso ou d’un Bosch pour représenter des amoncellements de pestiférés le visage tordus par la souffrance. La peste elle-même est incarnée par un monstre putride en référence directe au Faust de Murnau (ou au Fantasia de Disney) qui submerge l’humanité et fait voler en éclat l’ordre établit (l’image de la cathédrale emportée dont on doute qu’elle sera reconstruite en 5 ans).

Conçu à un moment où le cinéma japonais était en crise face à la concurrence de la télévision, le film a su contourner le manque d’argent dont il souffrait usant de tous les moyens que pouvait lui procurer son art. En optant pour le minimalisme et la simplicité, en usant de plans fixes, où de travellings réalisés sur des peintures de pastel, Yamamoto fait de ses handicaps une force et insuffle au film une profonde poésie surréaliste.

Par un jeu de symbolisme et de suggestivité, le film parvient à représenter des scènes qui seraient insoutenables filmés autrement, la scène du viol de Jeanne par le seigneur et ses hommes étant l’exemple le plus probant.

Fruit de son époque, Belladonna est un véritable délire psychédélique, irrigué d’influences pop de toute part et regorgeant de référence picturales aussi bien à Klimt qu’à Munch. Loin d’être gratuit, ce délire visuel s’accentue au fur et a mesure que Jeanne embrasse son destin de sorcière. Le point d’orgue est bien entendu la scène de la messe noire, épileptique et extatique jusqu’à l’épuisement telle une Nuit sur le mont chauve revisitée par la Factory.

L’utopie païenne façon festival à Woodstock que propose Jeanne s’oppose en tout point au monde du château, masculin et sinistre. Ce dernier finit par l’emporter en envoyant la sorcière périr sur le bûcher, mais le grain aura été semé. Alors que Jeanne, à la fois sorcière et sainte disparaît dans les flammes, les femmes assistant à sa mort prennent son visage. Comme le prêtre l’a redouté, l’âme non brisée de la sorcière s’est rependue à travers le monde. Et Yamamoto d’enfoncer le clou en finissant son film sur des gravures de la Révolution Française et La Liberté Guidant le peuple de Delacroix. La sorcellerie médiévale aux sources de la Révolution ? Pas impossible.

Le Quattro Volte (2011) – Michelangelo Frammartino

La scène-clé du Quattro Volte est sans doute ce plan-séquence intervenant vers le premier tiers du film. Dans cette scène, alors que la population du petit village calabrais participe à une cérémonie reconstituant le Mystère de la Passion du Christ, un chien importune divers participants, peut-être pour les avertir de la situation critique de son maître, un vieux berger sur le point d’expirer. Il finit par enlever une pierre servant de cale à un camion garé en pente qui vient briser un enclot, libérant les chèvres qui envahissent le village ainsi que la maison du berger dont les propres bêtes seront la seule compagnie pour assister à son dernier souffle. Alors que les humains se regroupent pour assister à une fausse mort, les chèvres se regroupent et partent dans le sens opposé pour en assister à une vraie. Cette scène en plus de briller par la coordination et la richesse de sa mise en scène directement héritée de Jacques Tati (avec le chien comme élément perturbateur comique) montre deux choses : d’abord l’interaction entre tous les éléments et toutes les actions se produisant dans le film et dans la vie en général, deuxièmement elle révèle que les humains ne sont pas les seuls protagonistes de ce film, ces derniers s’éclipsant métaphoriquement en quittant le village laissant les animaux maîtres des lieux.

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Film dénué de dialogues, brouillant les frontières entre documentaire et fiction, le film de Frammartino dépeint le cycle de la vie tournant autour d’un petit village calabrais.  Ce lieu qui parait hors du temps, teinté de traditions mélangeant christianisme et paganisme (de la poussière d’église servant de remède au berger à l’antique fête du sapin), sert de théâtre à cette histoire faisant voler en éclat la narration classique. Film divisé en 4 parties, Le Quatro Volte (Quatre fois) suit le parcours d’un vieux berger donc, puis d’un chevreau, d’un arbre et enfin d’une pile de charbon de bois. Soit la succession des 4 règnes : humain, animal, végétal et minéral.

Chaque partie se conclut par la mort du protagoniste qui, on le devine, se réincarne en autre chose. Le berger meurt entouré de ses chèvres dont l’une mettra bas peu après ; le chevreau mourra probablement au pied du pin qui se nourrira de lui ; le pin abattu sera transformé en charbon qui servira à nourrir le village.  Ainsi tout est lié.

Dans cet univers, l’homme n’est qu’une composante du décor parmi les autres. Aussi ses actions sont régulièrement filmées dans d’importants plans généraux. Le principal protagoniste humain est ce vieux berger, usé et fatigué, dont le devenir chèvre est rappelé par le nombre de fois ou il semble englouti par propre troupeau. Dans la droite ligne des vanités, Le Quattro Volte met l’humanité face à sa mortalité et son retour à la poussière, telle la photo de mannequin d’un magazine servant d’emballage au remède du berger, emportée par des fourmis.

2019-07-03 (1)

Mais la mort n’est pas une finalité dans Le Quattro Volte. Tout comme la fête de l’arbre célèbre le retour du printemps et la régénérescence de la nature, le film met l’accent sur la répétition immuable des choses. Plusieurs fois, Le Quattro Volte met en scène des plans récurrents, à divers périodes de l’année, filmés au millimètre prêt (plan sur un croisement, sur une cheminée, etc) comme pour rappeler le caractère inaltérable du cadre naturel en dépit du temps qui s’écoule. De la même manière, la mort également fait partie de cette répétition, toujours destinée à conclure chaque existence, comme en témoigne le plan des bûches du pins, filmées depuis le four sur le point d’être refermé comme un écho au plan filmé depuis le caveau du défunt berger. Même morts, les êtres et choses méritent d’être suivies.

Il flotte sur tout le film un esprit proche du shintoïsme selon lequel toute chose possède une âme. Aussi la caméra ne néglige rien s’amusant à jouer sur les échelles, s’appesantissant sur des particules flottant dans une église leur conférant une dimension mystérieuse en raccord avec leurs supposés vertus guérisseuses ; ou bien filmant le trou fumant du fourneau comme s’il s’agissait d’un plan aérien d’une autre planète.

Tourné avec peu de moyen, Le Quattro Volte parvient à réaliser cet exploit propre aux grands films qui est de toucher à l’universel par la représentation du local. Partir du terrestre pour toucher au cosmique, soit toute la philosophie du film.