Troisième film d’Emir Baigazin et dernier volet d’un triptyque sur l’enfance confrontée au mal, The River, présenté à Cannes en 2018 n’est jamais sorti en salle en France. On ne peut que le regretter, tant le film paraît synthétiser et prolonger les obsessions du cinéaste Kazakh, déjà développées dans ses deux films précédents.
Après les deux lycéens en prise avec une bande de racketteurs dans Leçons d’Harmonie et les destins croisés de quatre adolescents d’un petit village dans L’Ange Blessé, The River nous fait suivre le parcours du jeune Aslan (le même nom que les protagonistes des 2 autres films) et de ses quatre frères subissant la dure loi de leur père dans une ferme perdue au milieu des steppes. Un fleuve, prétendument magique non loin de chez eux constitue leur seule échappatoire. Plus épuré que ses deux prédécesseurs, The River prend plus la voie de la fable que du drame social.
L’action peut se dérouler dans n’importe quel pays et parait se passer (du moins au début) à une époque indéterminée. Par le moyen de symboles et de personnages archétypes, le film dresse ainsi la confrontation entre la vie traditionnelle et la modernité et les conséquences de cette dernière sur la microsociété rurale jusqu’alors bien réglée.
La modernité, c’est Kanat, le petit cousin de la ville, suffisant et bardé de gadgets, qui débaroule de nulle part. À la fois arrogant et fascinant, cet étrange gamin aux allures d’extraterrestre semble semer sur son passage aussi bien les graines de la cupidité et de la discorde que celles d’une possible émancipation. Son arrivée s’accompagne du rétablissement de la TV qui dès lors, diffuse sans cesse alors des informations anxiogènes sur la Corée du Nord, Daesh, la crise, etc. Par l’arrivée du cousin, la maisonnée s’ouvre ainsi au monde mais en hérite également des conflits. Ni réactionnaire dans la peinture d’une occidentalisation forcément corruptrice ni bêtement progressiste dans la mise à mal de l’ordre patriarcal, le film se fait assez nuancé quant à cette rencontre entre rats de villes et rats des champs. Les enfants, attirés par la tablette de leur cousin, ne feraient-ils que troquer une aliénation contre une autre.
Autre élément clef du film : le fleuve bien sûr. Baigazin en fait un lieu féerique et mystérieux, porteur de délivrance comme de mort. Vrai moteur de l’intrigue il paraît décider du destin de chacun. Premier jalon vers leurs prises d’indépendance au début du film, ce fleuve semble avoir une étrange emprise sur les enfants. Dans la deuxième moitié du film, comme en réponse à un geste irrespectueux (les enfants sous l’impulsion de leur cousin y urinent dedans), il se fait corollaire de culpabilité et de perte d’innocence.
Passant en ellipse la plupart des nœuds scénaristiques de l’intrigue, nous amenant toujours à nous interroger sur ce que l’on voit à l’écran, The River se concentre sur le filmage de la vie quotidienne, de la répétition morne des tâches de la ferme, dans une ambiance rendue étouffante au possible. On retrouve dans le film, les codes esthétiques propres à Baigazin : des surcadrages, des plongés, des plans symétriques, des poutres, des murs voire des faisceaux lumineux scindant l’écran en 2, 3 ou plusieurs parties. Autant de moyens pour figurer l’oppression, l’enfermement ou l’incommunicabilité dans un univers lentement gagné par une impression de mort imminente, laquelle est renforcée par la surabondance d’éléments inquiétant depuis la nuée de corbeaux jusqu’aux rideaux fantomatiques en passant par cet inquiétant épouvantail.
Le jeu des acteurs se fait quant à lui plus neutre et monotone que dans Leçon d’Harmonie ou L’Ange Blessé. À la manière d’un film de Bresson, ce ton dénué de sentiment exacerbé permet à The River d’embrasser davantage son caractère universel tout en accentuant la tension dramatique du film. Un contraste ainsi se crée entre le calme apparent des personnages et la violence du propos.
Pour autant, malgré la dureté de thèmes qu’il explore et l’âpreté de son esthétique The River se garde de sombrer dans un nihilisme béat. Si la fin du film, ouverte, laisse au spectateur le soin de l’interprétation, elle s’achève néanmoins sur le retour de la musique, du mouvement et des jeux. Bref une note d’espoir, prometteuse d’ouverture et de liberté.
Dans Ainsi parlait Zarathoustra, Nietzche comparait le chemin vers la réalisation de soi à trois métamorphoses : l’esprit devait d’abord se faire chameau qui porte docilement les contraintes sociales et morales de la société, puis lion qui se révolte férocement contre ces valeurs et finalement enfant, créatif et spontané capable de trouver son propre chemin dans la vie. Aslan, dont le prénom veut dire « lion » en turc, au milieu de son désert, après avoir renversé l’ordre ancien est-il enfin redevenu enfant ?