Vincent (Tim Burton, 1982)

Est-il possible que le premier court-métrage d’un réalisateur soit son meilleur film ? En revoyant Vincent de Tim Burton on serait en droit de se poser la question. Blague à part, ce court film en stop-motion, de 6 minutes à peine, que le tout jeune apprenti cinéaste alors encore animateur chez Disney qui lui donna pour une fois carte blanche, semble renfermer tout ce qui faisait le charme insolent de sa filmographie à venir (du moins pour un temps).

Inspirée de l’enfance même du réalisateur, Vincent raconte sous la forme d’un poème, l’histoire d’un petit garçon en apparence normal, si ce n’est qu’il s’identifie à Vincent Price, star de la série B horrifique américaine des années 50-60, et imagine revivre ses aventures jusqu’à la folie.

Stylistiquement, tout Tim Burton est déjà là, depuis les arbres tordus aux chats échevelés, en passant par les décors expressionnistes ou les murs en damier.

Film à hauteur d’enfant (on ne voit jamais le visage des personnages adultes), Vincent semble vouloir revenir sur tout ce qui a marqué son réalisateur étant enfant à commencer par l’atmosphère morne de sa banlieue pavillonnaire de Burbank, Californie. Le court-métrage retranscrit bien l’ennuie qui peut transpirer d’un tel univers (blanc et dépouillé). Dès lors, et ce sera une constante chez Burton, l’univers gothique que fantasme Vincent est d’emblée plus accueillant.

Car effectivement, Vincent rend hommage à l’ensemble des films gothiques de l’écurie Roger Corman, qui ont biberonné son imaginaire à comment par les très libres adaptations de Poe par Corman (La chute de la maison Usher, La tombe de Ligeia, Le Corbeau, etc) et bien sûr à Vincent Price, son idole qui prête justement sa voix aux narrateurs du film.

On décèlera aussi pour l’aspect conte cruel du film, l’influence chez Burton de l’illustrateur Edward Gorey et ses enfants aux destins tragiques qui nourriront plus tard sa Triste Fin du petit enfant huître.

Car là encore à rebours des productions Disney, il n’y a aucun happy-end pour conclure le film qui se termine, sur la folie si ce n’est la mort de son jeune protagoniste. On imagine les mines déconfites chez la firme aux grandes oreilles lors du 1er visionnage.

Délicieusement sinistre à l’image d’un Peanuts qui aurait rencontré Eraserhead, Vincent reste aujourd’hui un petit bijou plein des démons de son créateur qui fait là une entrée par la grande porte.

Bravo Tim, on te préférait comme ça !

Seder-Masochism (Nina Paley, 2018)

A la sortie de Sita chante le blues, Nina Paley s’était fait taper sur les doigts par des voix l’accusant d’appropriation culturelle, lui demandant comment elle réagirait si on se moquait de sa propre culture. Il faut croire que la réalisatrice ait pris ces critiques au mot car 10 ans plus tard sortit dans un cadre encore plus libéral que Sita (directement sur le web en accès libre après une carrière en festival), Seder-Masochism, interrogeant la culture judaïque dont est issue sa famille.

On retrouve dans ce nouveau film plusieurs éléments déjà creusé dans Sita chante le blues : la relecture de mythe fondateurs, la mise en parallèle avec la vie personnelle de l’autrice, le détournement de chansons existantes (toujours sans payer les droits d’auteurs), l’interaction entre documentaire et animation ainsi que l’expérimentation visuelle notamment avec une impressionnante séquence d’animation de broderie.

Comme pour son précédent long-métrage Seder-Masochism suit également plusieurs intrigues entremêlées.  Le fil narratif s’articule autour d’un enregistrement éducatif datant des années 50, The Moishe Oysher expliquant les différents rituels du Seder de Pessah, la fête juive célébrant la sortie des hébreux hors d’Egypte, le tout raconté par un Jésus de La Cène de Juan de Juan animé façon Monthy Python. En parallèle nous suivons les différents épisodes de l’Exode en mode comédie musicale. Une troisième partie narre la création du Monde par ce qu’on pourrait appeler la Déesse-Mère avant qu’elle soit renversée par un Dieu masculin. Enfin une quatrième partie illustre une interview réelle par Nina Paley de son père Hiram, alors en phase terminale. Interview dans laquelle la réalisatrice présente son père sous les traits de Dieu et elle-même en chèvre sacrificielle (tant parce que l’holocauste était le moyen de communiquer avec Dieu, que Nina Paley se voyait comme le bouc émissaire de la famille).

Tout comme elle l’avait fait avec le Ramayana, Nina Paley passe donc le livre de l’Exode au crible de sa moulinette caustique, mettant dans la bouche de Moïse, d’Aaron ou du pharaon des chansons diverses venant d’artistes et de groupes tels que Led Zeppelin, Louis Amstrong ou même Dalida, un peu à la manière d’On connait la chanson d’Alain Resnais. Si on ne retrouve pas la prouesse de Sita chante le blues, où la réalisatrice avait réussi à raconter tout le Ramayana avec le répertoire d’une seule chanteuse, l’association entre les morceaux, souvent cultes, et les épisodes évoqués de la Bible se marient généralement bien (malgré un montage parfois maladroit comme avec la partie consacrée au plaies d’Egypte). On pourrait parfois jurer, et la confusion fut accentué par la diffusion des extraits sur Youtube, que les extraits sont les clips officiels des chansons choisies, le plus notable étant le Spider Suite de Duke of the uke illustrant la mort des premiers nés égyptiens.

L’utilisation de chansons déjà existantes, en plus de sa fonction comique et désacralisant renforce également l’ironie du récit, façon Good morning Vietnam. Le cas le plus probant étant l’utilisation de This land is Mine d’Andy William, chanson tirée du film Exodus d’Otto Preminger, devenue ensuite hymne sioniste. La faisant réciter par une série de soldats hébreux, grecs, romains, arabes, s’entretuant à travers les âges, pour la conclure dans la bouche d’une faucheuse triomphante, le film fait ressortir la vanité du propos. Autre exemple : Moïse chante The things we do for love de 10cc, tandis ce superpose les images du KKK, des bombardements israéliens ou encore du 11 septembre, comme conséquences directes de la mise en place du monothéisme.

Car Seder-Masochism, présente une vision de l’Exode bien éloignée du whitewashing d’un Prince d’Egypte, que Paley, athée convaincue, oppose à la pompe grandiloquente du narrateur christique. Moïse y est ainsi dépeint comme un vieillard intolérant et sexiste, les premiers-nés égyptiens comme des victimes collatérales d’un dieu cruel et tandis que le culte du veau d’or (généralement perçut comme un sacrilège d’inspiration diabolique) est montré comme un instant d’émancipation féminine (magnifié par rien moins que le Woman de John Lennon), le film enchaine avec le massacre des idolâtres, faisant le parallèle direct avec les crimes de Daesh.  

On retrouve là, l’influence de l’essai de l’historienne Gerda Lemer, The creation of patriarchy. Cet essai soutient que le monothéisme juif s’est construit en opposition au culte des déesses de la fertilité et que le passage d’une représentation féminine du divin à une représentation masculine serait directement lié à l’apparition de la propriété privé et de la société de classe. Cette idée se retrouve surtout dans les passages du film évoquant la Déese-mère. Montrée ainsi que ses avatar smultiples (vénus de Willendorf, Vénus de Laussel, Isis, etc), créant le Monde, surplombant les 3 religions du livre, sublimée par les chants exaltant des chœurs bulgares, représentant un temps primitif, la dites Déesse finit cependant par voir son titre divin usurpée par l’Homme. Aussi la fin du film montre t’elle des silhouettes de laboureur quadriller la Terre personnifiée par une Déesse à l’agonie.

On pourrait reprocher à Nina Paley un certain manque de subtilité dans son message (ce qui ne serait pas la première fois au vu de ses courts-métrages anti-reproduction) tant le film use et abuse de symboles depuis le mont Sinaï en forme de phallus au chant des Vierges Marie (que l’on devine être énièmes avatars diminués de la Déesse déchue) « God is a patriarcal male », seule chanson originale du film. On peut aussi se questionner sur la cohérence du film et sa pertinence de situer l’instauration du patriarcat au moment de l’Exode, vu que selon le film même, la vénération de figure féminine n’empêche pas l’Egypte du pharaon d’être patriarcale et esclavagiste.

Mais ces remarques fondent vite, face à la générosité et l’inventivité de ce film, vraie claque païenne lancée à l’Amérique bigote de l’ère Trump.

L’entretien entre Nina Paley et son père, athée mais qui tenait à enseigner le Seder à ses enfants pour la transmission de l’héritage culturel familial, sonne tout autant comme un hommage à ce père dont elle parait tenir l’esprit subversif qu’à une exploration de l’abandon de sa foi. Encore une fois, le décalage est à nouveau là, car Hiram Paley ayant les traits de Dieu, le film nous donne l’impression d’avoir un Dieu qui ne croit plus en lui-même et prêt à renoncer à sa domination. Après tout, la chanson du générique de fin le dit bien : « Give me that old-time religion ». Ici, c’est un retour à la Déesse-Mère que prône le film. Le veau d’or serait-il toujours debout ?

Sita chante le blues (Nina Paley, 2008)

Malgré une bardée de prix pour le film en question, le nom de Nina Paley reste encore fort méconnu du grand public. Il faut dire que cette activiste de la culture libre, farouchement anti-copy-right, athée et membre du Voluntary Extinction Movement (appelant à la fin de la reproduction humaine pour le bien de la planète), semble avoir toujours visé l’indépendance artistique totale, même au prix de la visibilité (aussi de gros problèmes de droits d’auteurs ont lourdement handicapé la distribution du film). Après avoir réalisé plusieurs courts-métrages, le plus souvent à charge contre la croissance démographique (notamment The Stork où une nature luxuriante est ravagée par un bombardement de nourrissons que larguent un escadron de cigognes), elle entreprend la réalisation de ce premier long-métrage, exclusivement financé par des dons sur Internet.

Fruit de 5 ans de travail, Sita chante le blues est né de la rupture amoureuse de Nina Paley, jointe à sa découverte du Ramayana. Ce poème épique, texte fondateur de la civilisation indienne, écrit par le poète Valmiki à une date incertaines (entre le VIIe et IVe siècle avant JC) , narre les aventures de Rama, prince d’Ayodhya et avatar de Vishnu, qui cherche à sauver son épouse Sita, avatar de Lakshmi, enlevée par le roi-démon Ravana. Dans Sita chante le blues, Nina Paley livre une interprétation toute personnelle de la légende, la montrant du point de vue de Sita et faisant le parallèle avec son propre vécu.

Sita chante le blues se compose en plusieurs parties qui se chevauchent, chacune ayant un style d’animation propre. Une partie autofiction réalisée en Squigglevision (la technique utilisée pour Dr Katz), conférant à l’image un aspect brouillon et tremblant où l’on assiste au délitement du ménage formé par Nina et Dave après que ce dernier ait été muté en Inde. Une deuxième partie présente un chœur grec incarné par des marionnettes de théâtre d’ombre racontant le Ramayana, de façon assez approximative en mode discussion de salon (en réalité une conversation réelle et improvisée entre ami que Paley a enregistré). Une troisième partie illustre la légende proprement dite dans le style des peintures Rajput du XVIIIe siècle. Enfin une quatrième partie réalisée en dessin vectoriel présente cette même légende façon comédie musicale, où sont mis dans la bouche de Sita, véritable Betty Boop bollywoodienne, les authentiques morceaux de la chanteuse de jazz des années 1930, Annette Hanshaw (principale source de réconfort de Paley après son divorce). Il faut aussi ajouter pour être complet une scène unique en rotoscopie au psychédélisme halluciné.

Le traitement de la légende est décalé, humoristique ponctué d’exagérations, de slapstick, d’anachronismes et de références diverses, désamorçant le tragique de l’histoire. Ainsi les narrateurs ne cessent de se reprendre et de débattre sur l’authenticité ou la crédibilité de telle ou telle scène, apportant leur critiques et apriori contemporains sur un texte datant de plus de 2000 ans. Ce traitement à la légère et assez iconoclaste d’un mythe fondateur n’a d’ailleurs pas manqué de provoquer la colère de mouvements hindous (réactionnaires pour la plupart) demandant la censure du film. Plus globalement, le film fut accusé d’appropriation culturelle, ses détracteurs mettant en cause la pertinence à mettre en parallèle le destin d’une Indienne d’il y a 25 siècles à celui d’une Américaine d’aujourd’hui. On pourrait rétorquer qu’il n’y a pas non plus, beaucoup de points communs entre un Grec ou un Hébreu de l’Antiquité et un occidental contemporain et cela ne nous empêche pas de puiser notre imaginaire de la Bible ou des mythes grecs. Qu’ils soient d’Europe, d’Asie ou d’ailleurs, les mythes ont une portée universelle qui transcende les barrières ethniques, culturelles et religieuses. Ils appartiennent de fait à tout le monde.

Ouvertement féministe, le film survole la majeure partie des éléments de l’intrigue de l’épopée, pour se focaliser davantage sur Sita, de son enlèvement par Ravana à son rejet par Rama une fois libérée. Rama, présenté dans la légende et dans l’imaginaire collectif indien comme le summum de la vertu est montré ici bien peu à son avantage, rejetant sa femme car doutant de sa fidélité malgré l’épreuve du feu qu’elle subit volontairement. Le pativrata (dévotion au mari) que Sita observe avec zèle ne reçoit de ce mari aucune gratitude et son « suicide » final est présenté comme un acte d’ultime révolte d’une femme victime du code d’honneur, du patriarcat et du poids des traditions. Symbole de la justice rétablie : le film qui s’est ouvert sur Lakshmi massant les pied de Vishnu se clôture sur l’inversion des rôles. Un rétablissement de la primauté de la déesse-mère qui annonçait peut-être le prochain long-métrage de Paley : Seder-Masochism.

Iconoclaste et irrévérencieux, techniquement maitrisé et bourré d’inventivité formelle (et mon dieu, comment trouver assez de chansons d’une même chanteuse pour illustrer toute une épopée ?!). Sita chante le blues constitue un petit tour de force rare, exemple de ce que peut accomplir une totale liberté artistique.

That’s all !

Alice n’est plus ici (Martin Scorsese, 1974)

Les années 40. Dans une campagne de l’Amérique profonde, baignée d’une lumière rouge écarlate qui rappelle les plus belles heures du cinéma technicolor hollywoodien (en particulier Le Magicien d’Oz), une petite fille chante You’ll never know, la chanson que chante Alice Faye dans Hello Frisco Hello, se jurant de faire encore mieux que l’actrice en question. Alors que l’enfant rentre chez elle, la chanson dérape comme un disque rayé, le cadre rétrécit, comme le souvenir d’une époque lointaine ravalé dans les limbes. Arrivée en fanfare de l’époque contemporaine, à savoir les années 70, au son du rock déjanté de Mott the Hoople.

Ainsi l’âge d’or fantasmatique du Hollywood classique, assimilé à l’enfance, laisse sa place au Nouvel Hollywood et à sa crudité dénuée d’illusion.

Coincé entre ses deux chefs-d’œuvre que sont Mean Streets et Taxi Driver, Alice n’est plus ici est un film assez méconnu de Scorsese. Il faut dire qu’il s’agit plus d’un projet plus porté par l’actrice principale Ellen Burstyn que par Scorsese lui-même, arrivé tardivement sur le film. C’est le succès critique et public de Mean Streets qui dirigea l’actrice vers l’étoile montante du Nouvel Hollywood et gratifia celui-ci (pour la première fois) d’un budget confortable pour ce film-défi. Film emblématique de son époque accompagnant l’explosion des mouvements féministes, Alice n’est plus ici, est en effet un cas assez rare dans le cinéma sommes toutes très masculin de Scorsese, mettant au centre du film la figure de la femme.

L’histoire est celle d’Alice une femme approchant la quarantaine, ayant abandonné ses rêves d’artiste pour mener une vie médiocre de femme au foyer. Après la mort soudaine de son rustre de mari, elle décide de partir sur les routes avec son gamin infernal pour revenir à la ville de son enfance et reprendre sa carrière de chanteuse tant désirée.

A bien y regarder, Alice n’est guère différente des autres grandes figures scorsesiennes, toujours désireuses de s’extirper de leur milieu social et de leur condition. Allant de déboire en déboire, elle ne supporte pas sa déchéance, ne pouvant que constater le décalage entre ses rêves d’enfance et sa réalité adulte. La critique sociale est bien là, peignant les difficultés d’être une mère célibataire, se retrouvant sans le sou du jour au lendemain et égratignant le mythe du rêve américain et de l’American Way of Life (notons que Donald le mari meurt en conduisant un camion de Coca cola, tout est dit).

Pour autant et malgré le sombre constat qu’il dresse, à aucun moment le film ne cherche à faire dans le misérabilisme ou le pathos. Bien au contraire, le film baigne dans une légèreté bien vivante et souvent comique. Alice n’est plus ici est ainsi parsemé de petits riens apportant de grandes bouffées d’air frais comme cette scène d’une bataille d’eau ou une autre de la narration d’une blague incompréhensible. Scorsese fait preuve d’une tendresse sincère pour ses personnages, peignant une galerie de portraits frappant, que ce soit Kris Kristofferson en cow-boy charmeur, Harvey Keitel en petite frappe déséquilibrée, Dian Ladd en serveuse au franc-parler détonnant ou encore la toute jeune Jodie Foster en impayable garçon manquée (on notera aussi la présence d’une Laura Dern âgée de 6 ans).

Mais c’est bien entendu Ellen Burstyn qui capte toute la lumière par son rôle (qui lui vaudra un oscar) alternant les tons, qu’ils soient maternels, enfantins ou angoissés par le temps qui passe. C’est que le personnage d’Alice est un peu tout cela à la fois : une femme tiraillée par ses rêves de jeunesse et le confort d’une vie de couple, recherchant à la fois la liberté et la stabilité. Comme le dit son amant, elle ne sait pas choisir. La caméra virevolte sans cesse autour d’elle, magnifiant ses élans passionnés par de fluides travellings circulaires, que ce soit pour ses prestations au piano ou les flirts avec ses amants. Le film se gardera d’ailleurs dans un geste progressiste, voir assez idéaliste, de trancher pour elle, préférant se clôturer sur une fin ouverte mais sommes toute assez optimiste. Ce qui encore une fois chez Scorsese est assez rare pour ne pas être noté.

Mi-comédie sociale à l’italienne, mi-road-movie, Alice n’est plus ici, même s’il n’a pas la grandeur épique des futurs fresques scorsesiennes demeure une petite perle du Nouvel Hollywood, empreinte d’humanité et de liberté.

The Burning Hell (Ron Ormond, 1974)

Il est de ces films improbables qui conjuguent la nullité cinématographique avec le nauséabond de leur idéologie. The Burning Hell est de ceux-là.

Réalisé par le réalisateur de série Z, Ron Ormond, à qui un accident d’avion aurait fait découvrir la foi, en association avec le pasteur évangélique Estus Pirckle, The Burning Hell est le deuxième film d’une trilogie. Cette série de film avait pour but la diffusion du message évangéliste et la dénonciation des principales menaces pesant sur l’Amérique dans années 70 (d’après les auteurs) : le communisme, la libéralisation des mœurs et la perte de repères au sein de la jeunesse, le tout avec un grand-guignol aussi grotesque que déplacé. Déjà leur premier film If Footmen Tire You, What Will Horses Do ? mettait en garde contre la menace imminente d’une invasion communiste des USA, imaginant des soldats castristes décapiter des enfants américains. The Burning Hell s’inscrit dans cette continuité.

Comme son prédécesseur le film est un long prêche particulièrement anxiogène de Pirckle, vu du point de vue d’une jeune personne que la verve du pasteur remettra dans le droit chemin.

Le film commence par Pirckle recevant deux caricatures de jeunes comme se les représentait l’extrême-droite américaine des années 70 : sorte de biker-hippies recalé du casting d’Easy Rider. En dépit des apparences, ont apprend que les deux branleurs sont chrétiens pratiquant. Cependant leur vision de la Bible diffère quelque peu de celle du pasteur, notamment sur la croyance de l’enfer que les deux brebis égarées assimilent juste à la vie terrestre. Pour Pirckle cette hérésie est passible de damnation éternelle.

Et pour cause : par un hasard peu probable le plus con des deux jeunes meurt dans la foulée d’un accident de moto. Tandis que le jeune restant se rend au prêche de Pirckle, ce dernier avec une absence totale de tact lui fait comprendre que son ami est désormais en enfer.

On l’aura compris, croire en Dieu ne suffit pas. Si vous ne pensez pas exactement comme Estus Pirckle votre âme est vouée aux pires tourments. D’aucun trouverait ces paroles quelque peu sectaires.

Le reste du film est le déroulé du prêche émaillé de reconstitution d’épisodes bibliques et de représentation de l’enfer dépassant les sommets du nanardesque. Difficile de dire ce qui est le plus ridicule : ce Moïse façon père Noël de devant Auchan, ces démons visiblement fans de Kiss, l’assistance vraisemblablement composé de figures de cires ou cette chimère dont une immonde coupe en plein travelling détruit toute crédibilité (plan 1 : corps d’une chèvre, plan 2 : visage d’homme, Bazin a du se retourner dans sa tombe).

Le tout en cherchant bien à effrayer l’auditoire, insistant bien sur le caractère éternel de la damnation (et l’éternité c’est long surtout vers la fin), culpabilisant, invectivant, montant l’auditeur contre ses proches si besoin. Bref des méthodes que ne renieraient pas les pires gourous. Non sans par ailleurs laisser poindre leur hypocrisie, l’un des intervenants clamant que si l’enfer n’existait pas il ne chercherait pas à vivre vertueusement comme si seule la crainte d’un châtiment divin l’empêchait de mal agir (on repensera à une vieille chanson de Didier Super).

Bref, The Burning Hell est de ces films fascinant par leur connerie, dont la vision s’accompagne d’un sentiment de malaise et d’hilarité. Un ovni improbable et irréel que sa nullité parvient à sauver quelque peu malgré lui.

Mean Streets (Martin Scorsese, 1973)

« On ne paie pas ses fautes à l’Eglise, on les paie dans la rue, on les paie chez soi, le reste c’est des conneries et tu le sais ». La sentence livrée dans les ténèbres en préambule de Mean Streets, par ce qui pourrait être Dieu (avec la voix du réalisateur) à un Harvey Keitel endormi, annonce la couleur aussi bien du 3e film de Scorsese que du reste de sa filmographie. L’impossible quête de rédemption d’un homme prisonnier de son monde.

Film qui fit la renommée de son réalisateur, Mean Streets constitue le film le plus personnel de Scorsese, filmant le quartier de son enfance et mettant en scène des personnages inspirés de sa vie réelle. Comme Who’s that knocking at my door dont il constitue le prolongement, Mean Streets a été pensé comme un document anthropologique. Il y avait une volonté claire et nette de Scorsese de prendre le pouls d’un lieu et d’une époque, presque à destination des générations futures. Dans un style emprunté au Néoréalisme Italien (surtout Fellini et ses Vitelloni) et à la Nouvelle Vague (la scène d’amour avec Teresa, directe allusion à A bout de souffle), le film constitue une véritable photographie de la Little Italy des années 70. Le tout est ponctué de morceaux populaires contemporains (The Rolling Stones, Renato Carosone, The Ronettes, etc) permettant de poser encore plus le contexte. Le film ayant été tourné avec nombre d’acteurs amateurs (certains étant au dire de Scorsese d’authentiques mafiosi), se concentrant sur la vie quotidienne plus que sur l’intrigue principale et laissant un vaste champ libre aux dialogues improvisés, il est difficile de dire précisément ce qui relève du documentaire et ce qui relève de la fiction. La séquence du générique ne dit pas autre chose : on y voit un projecteur tourné vers la caméra, dans une réminiscence au Mépris de Godard, projetant un film domestique mettant en scène Charlie avec ses amis, sa famille, un curé, avant que par un travelling avant la caméra nous immerge entièrement dans ce monde. Cameron avec son Abyss ne fera pas mieux en terme d’introduction.

Bienvenue donc dans Little Italy. Monde à part dans l’Amérique moderne, monde régit par toute une série de code ancestraux qui lui sont propres. Monde dominé par le racisme, le sexisme, avec l’Eglise comme verni dérisoire sur la sauvagerie ambiante.  Seul un enfant de ce quartier pouvait filmer ce monde de façon aussi vivante. Le film déborde de petits détails de la vieille femme hurlant depuis la fenêtre, au clochard nettoyant les vitre, en passant par les innombrables plans fugaces sur les passants. Autant d’éléments faisant du décor un lieu palpable, crédible et réaliste. Personnage à part entière, le New-York des années 70, sous la caméra de Scorsese, est un chaudron bouillonnant, qui répugne autant qu’il fascine. La légèreté le dispute à l’agressivité. Haut lieu de mort il est paradoxalement un haut lieu de vie où se déchaîne toutes les passions humaines. On démarre une conversation de façon cordiale puis tout à coup le ton monte, ça dégénère en pugilat, les choses s’apaisent aussi rapidement qu’elles ont explosé, puis redémarrent à nouveau. La violence est omniprésente et peut surgir de partout, faisant partie intégrante du décor et lorsqu’elle éclate, c’est désamorcée par une musique guillerette comme Please Mr Postman des Marvelettes.

2020-03-02

Dans cette jungle urbaine on suit 4 personnages : Tony (David Proval), gérant bourru d’un bar. Celui qui a su le mieux intégrer les codes de ce monde. Michael (Richard Robinson), le dandy apprenti mafioso, n’ayant pas l’envergures de ses ambitions (dans sa première apparition, il se fait arnaquer, en achetant toute une livraison d’adaptateur japonais inutilisables). Johnny Boy (Robert De Niro en plein envol), sorte d’héritier du Mercutio de Roméo et Juliette, il est le bouffon de cet univers, en a compris l’absurdité, y répondant par une folie autodestructrice (la première fois qu’on le voit, il fait exploser une boite aux lettres, comme ça, juste pour rire). Et surtout Charlie (Harvey Keitel), alter-égo de Scorsese. Jeune homme en perpétuel conflit interne, passant d’une scène à l’autre, d’un écrasant autel religieux à la débauche d’un bar à strip-tease, donnant un rencard à une jolie danseuse noire avant de lui poser un lapin.

Car Charlie doute. La toute première scène du film nous le montre émergeant d’un cauchemar dans une lumière striée par l’ombre des stores, se regardant dans une glace au son d’une sirène de police accusatrice, avant de se recoucher en un jump cut diviseur et oppressant. Autant d’éléments signifiant la dualité et la culpabilité pesant sur les épaules du malheureux jeune homme. D’un côté son oncle, grand ponte de la mafia lui promettant la gestion d’un restaurant. De l’autre, son amour pour Térésa (Amy Robinson), fille épileptique (donc mal vue car considérée comme folle) et l’amitié pour le cousin de celle-ci, Johnny Boy, qu’il cherche à sauver, l’exhortant à rembourser ses dettes. Et au-dessus de tout ça, la crainte du jugement du Dieu, personnifié par une statue de Christ surplombant le quartier. Sur les traces de Saint-François d’Assise, Charlie joue donc les saints dans son quartier, refusant de rendre les coups dans les bagarres et surtout cherchant à sauver des gens qui ne veulent pas être sauvé. Et c’est au fond là que pointe le paradoxe que Scorsese développera dans bien d’autres films (notamment Silence) : l’orgueil du Saint. Charlie joue les Saints, mais est-il meilleur que ses congénèrse ? N’y a t’il pas chez lui un voile d’hypocrisie ? Comme le fait remarquer Tony, Charlie cherche à sauver les autres mais c’est au fond pour mieux se sauver lui-même, marqué qu’il est par la peur de la damnation éternelle.

L’Enfer, on le retrouve justement émaillé ça et là dans le film en divers motifs : aussi bien par des flammes filmées en amorce, que Charlie touche pour expérimenter la souffrance des damnés, que la lumière rouge qui enveloppe les habitués du bar de Tony. Quant au film La tombe de Ligeia (de Roger Corman) que Charlie et Johnny regardent au cinéma, montrant un homme entraîné dans les flammes par une morte-vivante comme un sombre avertissement du sort qui les attend alors que l’étau se resserre sur eux. Au final, quand le petit groupe sur le point de quitter le quartier, croisera les balles d’un tueur à gage (Martin Scorsese himself), l’accident de voiture libérera un énorme geyser d’eau d’une bouche anti-incendie, signe que, comme l’indiquait la voix du début, le pêché aura bien été lavé, au prix fort.

Alors après un ultime tour de piste passant en revue la vaste gamme des personnages que nous avons croisés, au son de la fête qui, indifférente, aura rythmé tout le film, Mean Streets, prend fin sur les badauds refermant leur fenêtre comme on tire le rideau sur cet avatar de la comédie humaine qui nous aura été donné de voir.

Premier grand film de Scorsese, début la collaboration de ce dernier avec Robert de Niro qui signe là son envol véritable, à la croisée entre le style européen et l’épique américain, Mean Streets constitue une pierre primordiale d’un Nouvel Hollywood à son apogée. C’est aussi et surtout une mise en lumière, sans pathos, ni effets de manche, de la classe des rebuts et des malfrats, désespérément coincés dans la violence de leur quotidien mais nourrissant toujours l’espoir du Salut.

Bertha Boxcar (Martin Scorsese, 1972)

Une toute jeune femme, à peine sortie de l’adolescence et récemment orpheline (Barbara Hershey) tombe amoureuse d’un jeune syndicaliste (David Carradine). Avec deux autres compères (Barry Primus et Bernie Casey), ils mènent une vie de fugitifs, parsemée de braquages dans l’Amérique des années 1930.

Film de commande proposée par un Roger Corman désireux de surfer sur le succès de Bonnie and Clyde (et demandant pour principale règle une scène de nu tous les quarts d’heure), Bertha Boxcar reste connu comme un Scorsese mineur. Un ticket d’entrée dans le milieu professionnel, pour mieux pouvoir tourner son bien plus personnel Mean Streets.

Est-il un film oubliable pour autant ? Tournée en pleine apogée de l’ère Nixon (et sorti peu de temps avant le Watergate), Bertha Boxcar ne cache nullement son ancrage à gauche. Prenant place en pleine crise de 1929, avec pour principale référence le John Ford des Raisins de la colère et de La Route du tabac, le film passe au crible l’ensemble des maux de l’Amérique d’alors comme un reflet de ceux de l’Amérique contemporaine.

Composé des principales figures marginales de la société de l’époque (un noir, un syndicaliste, un juif, une femme), la petite troupe évolue dans un monde miné par un capitalisme débridé, un racisme durement implanté (la figure des noirs stupéfaits de voir l’un d’entre eux embrasser une blanche), l’anticommunisme et la violence des rapport sociaux (la répression des grévistes, le massacre des prisonnier et le supplice final de Billy, autant de scènes filmées crûment).

Personnage à part entière, le chemin de fer, symbole du capitalisme américain triomphant et vaisseau sanguin de ce monde, semble décider du destin de chaque protagoniste, les baladant d’un bout à l’autre du pays, présidant à leurs rencontres, à leur survie ou à leur mort. A la fin du récit, le train fera même office de dieu psychopompe, emportant le corps crucifié de Bill, comme une barque de Charon.

Dépeignant la dignité des petites gens contre une bourgeoisie arrogante, Bertha Boxcar est aussi un touchant portrait féminin, chose assez rare dans le cinéma de Scorsese. Héritière de la Dorothy du Magicien d’Oz, Bertha est une figure touchante de femme-enfant, inconsciente au début du film du désir qu’elle suscite et dont l’innocence se heurtera à la dure réalité du monde.

L’introduction du film ne dit pas autre chose : ce dernier s’ouvre sur les yeux rêveurs de l’adolescente levés vers le ciel ou se greffe en fondu enchaîné l’avion du père, sans doute son modèle indépassable. Innocemment, elle se gratte l’entrejambe sous le regard intéressé de Carradine, introduit par un insert cru sur le rail qu’il cloue. C’est alors que le père meurt dans un crash par la faute du patron qui l’obligeait de continuer à voler malgré les problèmes de moteur. C’est à partir du cri de désespoir de la jeune femme qu’apparaît le titre, rouge sang, puis Dorothy courant après un train dans un paysage brumeux, alors qu’une série de fondu nous renseigne sur le dur contexte.

Plongée dans ce monde hostile, on ne peut reprocher à Dorothy de chercher à survivre par tous les moyens mis à disposition, le plus efficace étant bien sûr son corps, comme en témoigne la scène de l’évasion et son inversion métaphorique de la fellation. On reprochera souvent à Scorsese de ne représenter les femmes que comme maman ou comme putain, ce film rappelle que prostituée n’est pas forcément un terme avilissant.

Au final, si Bertha Boxcar, reste une série B sans grande prétention, il reste un passionnant témoignage de cette page du cinéma américain, marquée par un affranchissement total vis-à-vis des tabous moraux, et un film transpirant d’une liberté féroce et insolente. Le Nouvel Hollywood, quoi !

Who’s that knocking at my door (1967) – Martin Scorsese

On ne peut faire de lecture correcte du premier film de Scorsese, sans prendre en compte l’histoire rocambolesque de son tournage.

Résumons : en 1965, le jeune Martin Scorsese, fraîchement sorti de l’université, se lance dans le tournage de son premier long-métrage, Bring on the Dancing Girl avec une équipe réduite, un budget de 30 000 dollars et un jeune acteur inconnu : Harvey Keitel. Déçu par l’amateurisme général qui se dégage de la vision du film, Haig Mannoogian, professeur de Scorsese, l’encourage à retourner le film. Ainsi se lance-t-il dans un second tournage de 16 mm avec une nouvelle actrice au casting, Zina Bethune. Présenté au festival de New-York sous le nouveau nom de I call first, le film ne trouve pas de distributeur, laissant le jeune cinéaste passablement déprimé. C’est alors que Joseph Brenner, producteur de films érotiques propose de sortir le film en l’échange de l’inclusion d’une scène de sexe. D’où l’existence de la scène de sexe entre Keitel et l’actrice godardienne Anne Colette, sous fond de Doors sans rapport direct avec le reste du film.

Résultat de tout ce périple : un film profondément décousu et maniériste, tantôt en 35 mm, tantôt en 16, bourré de faux raccords et de ruptures narratives… Et le tout fonctionne plutôt bien.

Filmé dans le plus pur style du cinéma direct tel que conçu par Godard ou Cassavetes, Who’s that knocking at my door transpire l’esprit des années 60 finissantes, émaillées qui plus est de chansons emblématiques de l’époque (The End de The Doors, El Watusi de Ray Baretto, Jenny Take a ride de Mitch Ryder, etc) dans des séquences clipesques qui seront une future marque de fabrique scorsesienne.

Tourné directement dans le quartier du réalisateur et même dans sa propre maison (la scène d’amour entre Keitel et Bethune sur le lit de sa mère !), le film assume totalement sa nature autobiographique laissant paraitre les thèmes et problématiques qui accompagneront le cinéaste durant toute sa carrière : la culpabilité chrétienne (sculptures du christ et de la vierge omniprésentes), le poids de la communauté et l’incapacité de s’en extirper. Il faut voir comment une simple musique concrète sur la scène d’intro où une mama typiquement italienne (la propre mère de Scorsese soit disant passant) confectionne une pizza avant de la servir à ses enfants rend oppressante une scène de nature chaleureuse et conviviale.

Dans ce qui semble être le brouillon du futur Mean Streets qui fera sa renommée, Scorsese fait une peinture pathétique de ces jeunes Vitelloni à l’américaine, qu’il présente comme de grands enfants jouant les caïds, rivalisant de démonstrations viriles mais complétement désorientés sitôt sortis de leurs milieux (la scène en forêt et la peur bleue des serpents du grand Joey).

Ce portrait de la jeunesse italo-américaine tiraillée entre modernité et tradition s’incarne surtout ici dans la perception que JR (Harvey Keitel) se fait des femmes, ne pouvant les voir autrement que comme madone ou putain. L’impossibilité de JR à considérer qu’une femme n’est pas responsable de son viol est bien entendu le point d’orgue de ce questionnement sur l’emprise millénaire que fait peser la communauté et ses codes sur les individus et leurs modes de pensée. Sous l’œil de Scorsese la communauté devient une cage dorée, aussi réconfortante qu’aliénante.

Malgré tous ses défauts techniques et l’ombre trop pesante des aînés, Who’s knocking at my door reste un morceau d’époque frais et pimpant dont les interrogations continuent d’être persistante aujourd’hui.

C’est surtout le germe d’une graine importante du cinéma mondial qui devra éclore quelques années plus tard : Martin Scorsese.

Fear & Desire (1953) – Stanley Kubrick

« Il y a une guerre dans cette forêt. Pas une guerre qui a eu lieu, ni une guerre qui aura lieu…seulement une guerre. Et les ennemis qui luttent ici n’existent que si nous leur donnons un caractère humain. Cette forêt donc et tout ce qui s’y passe est en dehors de l’Histoire. Il n’y a que les inaltérables formes de la peur, du doute et de la mort qui soient de notre monde. Ces soldats que vous voyez parlent notre langue et sont de notre temps mais n’ont pas d’autre patrie que l’esprit. »

C’est sur les forêts des montagnes de San Gabriel en Californie que s’ouvre le tout premier film de Stanley Kubrick. L’intrigue : 4 soldats se retrouvent en plein territoire ennemi après un crash et cherchent à regagner leur base.

Ce film que le futur maître aura renié, le qualifiant « d’exercice maladroit […] inepte, ennuyeux et prétentieux », n’en reste pas moins le film séminal de tout le reste de son œuvre.

Il est vrai que Fear & Desire est loin d’être parfait : en plus des erreurs techniques, d’une structure narrative trop schématique et de la surcharge de références (Ophuls, Kurosawa, Eisenstein…), le film pêche surtout par une volonté trop appuyée d’expliquer à tout prix son propos. Dans un sens, il confirme l’idée de Gilles Deleuze qui concevait le cinéma de Kubrick comme un cinéma du cerveau, dans lequel le monde même de ses films reflétait l’inconscient des protagonistes. Le problème est que l’annoncer d’emblée, casse la subtilité du propos, tout comme l’utilisation d’effets pas toujours très fins tels que l’utilisation de voix-off pour exprimer les pensées des soldats où les flash-backs en fondus enchaînés. Le climax se soldant par la mise à mort des ennemis en réalité les doubles des personnages (peut-être une référence au William Wilson d’Edgar Poe) achève de marteler le message du film : la guerre, libération de la sauvagerie ambiante au sein de l’inconscient et mort de l’humain en soi.

Cependant, Kubrick aura sans doute été trop sévère envers lui-même. Après tout, ces erreurs sont le lieu commun de nombreux premiers films. Aussi compte tenu que Fear & Desire aura été tourné dans des conditions quasi amateurs, en équipe réduite, produit par la famille même du cinéaste pour la somme dérisoire de 50 000 $, avec Kubrick assurant à la fois, la réalisation, l’image et le montage, le film apparait au final particulièrement bien maîtrisé, surtout à une époque où le cinéma américain indépendant émergeait à peine (1).

Enfin, le film reste fascinant à regarder tant il semble couver toute les thématiques phares du reste de la filmographie kubrickienne. Comme énoncé plus haut, on trouve les prémices d’un cinéma mental, avec comme décor principal une forêt, reflet du cerveau des personnages, comme la war room de Docteur Folamour où l’hôtel de Shining. Déjà, la guerre semblait être le thème de prédilection de Kubrick (on était alors en pleine guerre de Corée), et avec elle, le thème de la mise à mort des siens (thème présent dans Les Sentiers de la gloire, Dr Folamour ou Shining) ici porté au paroxysme puisque ce sont littéralement leurs doubles que les personnages assassinent. Et jointe à la mise à mort de soi, le thème de la déshumanisation (au centre de 2001, Shining, Full Metal Jacket, etc) est déjà bien à l’honneur : sitôt rentré à leur base, les survivants repartent aussitôt pour la forêt dont ils semblent devenus les prisonniers volontaires. Quant au jeune Sidney (joué par le futur réalisateur et dramaturge Paul Mazursky), le personnage le plus sensible du groupe, c’est lui qui devient le plus inquiétant, sombrant dans la folie et tuant une jeune femme au terme d’une scène gorgée de pulsion sexuelle malaisante (#metoo).

Enfin Fear & Desire est un film teinté d’une poésie noire lourde de sens comme en témoigne les dernières images du film : un fou et un cadavre dérivant sur un radeau dans la brume et le film de se conclure comme il a commencé : sur cette forêt lugubre indifférentes au déchaînement dérisoire des passions humaines dont elle est le théâtre.

Certes loin d’être un chef-d’œuvre mais loin d’être le ratage annoncé, Fear & Desire doit être vu comme un bouillonnement d’idée en voie d’être concrétisée. Le stade embryonnaire d’une œuvre majeure en devenir.

Note

(1) Notons que le film aura été distribué par Joseph Burstyn, grand acteur de l’émergence du cinéma indépendant US, distributeur la même année (sa dernière) du Petit Fugitif, autre film fondateur (on y reviendra).

Coraline (2009) – Henry Selick

On a eu souvent tendance à débattre quant à la paternité réelle de L’Etrange Noël de Mr Jack, dans lequel le rôle d’Henry Selick en tant que réalisateur a généralement été déprécié au profit de Tim Burton qui en était alors le producteur. 15 ans plus tard, la sortie de Coraline en 2009, aura permis de confirmer ceci : non, Henry Selick n’est pas qu’un simple exécutant. C’est un auteur véritable et sans doute un des meilleurs explorateurs actuels des mondes de l’enfance.

Film en stop-motion adapté du roman éponyme de Neil Gaiman, Coraline raconte l’histoire d’une pré-adolescente d’aujourd’hui, dont les parents ont peu de temps à lui consacrer. Explorant leur nouvelle maison, elle découvre un passage vers un monde parallèle où tout semble mieux si ce n’est que les habitants, doubles de ses parents et voisins, portent tous des boutons en guise d’yeux.

Coraline est un film marqué par de multiples influences tant picturales que narratives. Si l’image d’une jeune fille voyageant entre les mondes, qui plus est guidée par un chat qui parle, peut évoquer Alice au Pays des Merveilles de Lewis Caroll, l’esprit général est davantage à rapprocher des frères Grimm ainsi que des mythes et légendes celtiques (1). On pourra également faire le rapprochement avec ce court-métrage de Paul Berry, Sandman tant pour l’esthétique expressionniste que sa dérangeante noirceur (2).

Dans sa Psychanalyse des Contes de fées, Bruno Bettelheim voyait dans les contes un moyen d’aider les enfants à donner un sens à leur existence. Avec Coraline, on a affaire à un conte pur et simple, narrant le parcours initiatique d’une jeune fille au seuil de l’adolescence luttant contre l’appel du néant.

Dès le début, le film nous introduit dans le quotidien morne et grisâtre de la jeune héroïne, prenant le risque de nous faire partager le même ennui de cette dernière en consacrant de longues minutes à la découverte de cet univers insipide dominé par une mère autoritaire et un père falot (archétypes incontournables des contes de fées). Lassée de cette existence, Coraline se laisse tenter par le monde de plaisirs faciles et immédiats que lui propose son Autre-Mère. Un monde de jeux et de mets ragoutants où tout semble tourner autour de sa personne. Tout comme Hansel et Gretel face à la maison de pain d’épices, Coraline laisse ses désirs primitifs, le stade oral, se déchaîner. Le tunnel que la jeune fille emprunte pour accéder à ce monde semble bien correspondre au regressus ad uterum qui la ramène vers le premier stade paradisiaque où l’enfant vit en symbiose avec la mère se nourrissant directement d’elle.

Or ce désir de régression vers le stade oral, c’est bien connu, est voué à l’impasse, voir à la destruction, car si l’enfant se nourrit de la mère, l’inverse est aussi avéré. Au fil de ses péripéties, Coraline découvre que ce pays de Cocagne n’est qu’un piège, tissé comme une toile par une créature arachnéenne (l’araignée : symbole de la mère trop possessive), un monde factice reposant sur un vide d’une blancheur immaculée comme pour la Matrice des Wachowski. Lorsque ce monde se désagrégera vers la fin, il révélera une sorte d’armature en fil de fer caractérisant l’image de synthèse (le wireframe). De là à voir une volonté de revanche de la stop-motion sur l’animation 3D ou globalement du matériel sur le virtuel, il n’y a qu’un pas.

2019-06-10 (1)

Mais d’une façon plus générale le thème majeur de Coraline est bien la dénonciation de l’infantilisme généralisé : tout au long de ses pérégrinations dans le monde parallèle, Coraline s’enivre de jeux et de spectacles de cirque qui forment un piège visant son propre devenir factice. On n’est pas loin d’un discours debordien : « Le spectacle comme inversion concrète de la vie est le mouvement autonome du non-vivant ». (3) Venant d’un réalisateur que Disney aura régulièrement entravé lors de la conception de son James et la pêche géante, le destinataire de la critique est vite trouvé.

Cette dénonciation du factice se retrouve également dans la mise en scène. Sorti la même année qu’Avatar, Coraline est un des films à ce jours utilisant la 3D avec le plus d’intelligence en cela qu’elle lui permet de jouer à fond sur la profondeur de champs. Sur les traces d’Orson Welles, Selick se sert en effet de la grande profondeur de champs pour créer un univers baroque truffé de détails et d’éléments confisquant par la même occasion le regard du spectateur, lui rendant difficile de retenir l’essentiel de ce foisonnement d’objets, tout comme l’Autre-Mère cherche à accaparer le regard de Coraline.

La profondeur de champs, permets aussi l’isolement de l’héroïne. Dans nombre de plans cette dernière se trouve reléguée en second-plan, qu’elle soit vu de loin, en plongée, ou bien depuis des points dissimulés ou avec nombres d’éléments en amorce afin de présager le sentiment de menace et d’oppression pesant sur la jeune fille déjà prise au piège.

Ainsi tout le film repose sur l’avertissement lancé à l’enfance sur le danger d’être aliéné par des désirs trop faciles. Dès l’ouverture du film, le ton était donné. On y voit une poupée à l’effigie d’une fillette (ancienne victime de l’Autre-Mère), saisie par deux mains filandreuses et métalliques, puis dénudée, manipulée et remodelée à l’image de l’héroïne, le tout au son d’une entêtante berceuse héritière de la chanson de Robert Mitchum dans La Nuit du Chasseur (autre référence incontournable en termes de conte noir cinématographique) (4).

Coraline se rend compte de ce piège lorsque l’Autre-Mère lui propose de lui coudre des boutons sur les yeux ce qui signifie autant l’aveuglement que lui impose ce monde, que la dernière étape de sa désincarnation et de son devenir-objet. C’est le stade où les frontières entre réel et factices sont abolis et dont les enfants fantômes prisonniers sont le sinistre reflet.

C’est pour échapper à ce sort que la jeune fille devra dans le dernier acte faire preuve d’initiative et marquer son passage vers la maturité en secourant ses propres parents prisonniers de la sorcière. La quête sera achevée lorsque Coraline scellera le passage vers l’autre monde en jetant la clé dans le puits, soit le symbole maçonnique de l’ouverture sur l’inconscient et de la connaissance de soi.

Trésor d’inventivité, ne prenant pas de pincettes vis-à-vis des peurs et angoisses enfantines, Coraline est un film d’une rare intelligence prenant le parti de s’adresser à ses jeunes spectateurs d’égal à égal pour les questionner sur leurs désirs et fantasmes comme à des personnes responsables. Peu de films pour enfants font le pari de tant d’audace. Compte tenu de la rareté des réalisations de Selick, cette audace semble chère payée.

Notes

(1) https://www.youtube.com/watch?v=2Hz3QB31K_c&t=90s

(2) La Beldam, le nom donné à l’Autre-Mère, semble renvoyer à ce personnage du poème de John Keats La Belle Dame sans merci, une fée qui séduit un chevalier pour mieux le piéger et le tuer.

(3) La société du spectacle, Guy Debord (1974)

(4) Le compositeur Bruno Coulais a affirmé être grand admirateur de la musique de Walter Schumann dans le film de Charles Laughton