Magdala (Damien Manivel, 2022)

Si un film était susceptible de me donner la Foi, ce serait sans aucun doute un film comme Magdala (en tout cas plus que La passion du Christ ou tout autre péplum biblique hollywoodien à la grâce d’un bulldozer).

5e long-métrage de Damien Manivel, Magdala, comme il est précisé dans un carton d’introduction, est une « rêverie » sur les derniers jours de Marie-Madeleine, disciple et supposément amante de Jésus Christ et dont la légende dit qu’elle vécut ses dernières années en ermite dans le massif de la Sainte-Baume.

Le film nous montre donc Marie-Madeleine, vieillie, à des lieux de ses représentations habituelles dans la peinture conventionnelle, mener dans la forêt une vie misérable, se nourrissant de peu, se mouvant avec difficulté et pensant à son Amour. Pas de dialogue. Seules quelques phrases en araméen, tirées du Cantique des cantiques. Très peu de musique, ce qui renforce sa puissance quand elle apparait (en l’occurrence Der Leiermann, fleuron de la musique romantique, composé par un Schubert malade attendant lui aussi sa fin). On l’aura compris, le ton du film est résolument contemplatif. Ce choix de la lenteur donne au film toute sa dimension mystique. En s’attardant ainsi longuement sur les faits et gestes de la protagoniste, en nous donnant le temps de nous y appesantir, que ce soit sur un dessin du Christ tracé dans le sol, la confection d’une croix avec des feuilles ou encore de son agonie finale, le film fait ressortir le Sacré du moindre détail.

Magdala est aussi la troisième collaboration du réalisateur avec la danseuse américano-jamaïcaine, Elsa Wolliaston, figure imposante et énigmatique qui instillait déjà une puissance trouble dans son court La dame au chien et dans Les enfants d’Isadora (film dans lequel Manivel vit en son actrice un potentiel justement pour incarner une figure religieuse). Ici, on retrouve dans ses mouvements lents une certaine solennité effectivement mystique (sans être forcément religieuse) que l’actrice donnait déjà à voir dans ses chorégraphies.

Le minimalisme du film renforce son intemporalité. En soi, Magdala pourrait se passer tout aussi bien dans l’Antiquité qu’à notre époque, et l’on pourrait penser en voyant Marie-Madeleine qu’il s’agit juste d’une clocharde céleste contemporaine dans un état d’extrême pauvreté. Son abdication vis-à-vis du monde et de la société semble même conférer au film une dimension écolo pro-décroissance, limite zadiste.

La fragilité de Marie-Madeleine s’accorde également avec la fragilité même du film, tourné en pellicule 16mm (donc avec peu de prises possibles) et uniquement en lumière naturelle. S’encrant ainsi dans la matérialité, le film respire, tremble et vacille au rythme de son personnage, l’accompagnant dans ces derniers instants à l’image d’une scène d’errance dans un décor d’apocalypse ou encore la scène finale dans la grotte où la lueur d’une bougie, seule source lumineuse, incarne l’ultime souffle de la Sainte veillée par un ange sorti d’un tableau de la Renaissance.

Se situant quelque part entre le Malick des beaux jours et un Weerasethakul qui aurait troqué la jungle pour la forêt bretonne, pouvant aussi bien traiter de la naissance de la Foi chrétienne que simplement du passage d’une vieille dame de la vie à la mort, Magdala constitue une expérience sensorielle parvenant magistralement à mêler l’intime et le divin.

Sita chante le blues (Nina Paley, 2008)

Malgré une bardée de prix pour le film en question, le nom de Nina Paley reste encore fort méconnu du grand public. Il faut dire que cette activiste de la culture libre, farouchement anti-copy-right, athée et membre du Voluntary Extinction Movement (appelant à la fin de la reproduction humaine pour le bien de la planète), semble avoir toujours visé l’indépendance artistique totale, même au prix de la visibilité (aussi de gros problèmes de droits d’auteurs ont lourdement handicapé la distribution du film). Après avoir réalisé plusieurs courts-métrages, le plus souvent à charge contre la croissance démographique (notamment The Stork où une nature luxuriante est ravagée par un bombardement de nourrissons que larguent un escadron de cigognes), elle entreprend la réalisation de ce premier long-métrage, exclusivement financé par des dons sur Internet.

Fruit de 5 ans de travail, Sita chante le blues est né de la rupture amoureuse de Nina Paley, jointe à sa découverte du Ramayana. Ce poème épique, texte fondateur de la civilisation indienne, écrit par le poète Valmiki à une date incertaines (entre le VIIe et IVe siècle avant JC) , narre les aventures de Rama, prince d’Ayodhya et avatar de Vishnu, qui cherche à sauver son épouse Sita, avatar de Lakshmi, enlevée par le roi-démon Ravana. Dans Sita chante le blues, Nina Paley livre une interprétation toute personnelle de la légende, la montrant du point de vue de Sita et faisant le parallèle avec son propre vécu.

Sita chante le blues se compose en plusieurs parties qui se chevauchent, chacune ayant un style d’animation propre. Une partie autofiction réalisée en Squigglevision (la technique utilisée pour Dr Katz), conférant à l’image un aspect brouillon et tremblant où l’on assiste au délitement du ménage formé par Nina et Dave après que ce dernier ait été muté en Inde. Une deuxième partie présente un chœur grec incarné par des marionnettes de théâtre d’ombre racontant le Ramayana, de façon assez approximative en mode discussion de salon (en réalité une conversation réelle et improvisée entre ami que Paley a enregistré). Une troisième partie illustre la légende proprement dite dans le style des peintures Rajput du XVIIIe siècle. Enfin une quatrième partie réalisée en dessin vectoriel présente cette même légende façon comédie musicale, où sont mis dans la bouche de Sita, véritable Betty Boop bollywoodienne, les authentiques morceaux de la chanteuse de jazz des années 1930, Annette Hanshaw (principale source de réconfort de Paley après son divorce). Il faut aussi ajouter pour être complet une scène unique en rotoscopie au psychédélisme halluciné.

Le traitement de la légende est décalé, humoristique ponctué d’exagérations, de slapstick, d’anachronismes et de références diverses, désamorçant le tragique de l’histoire. Ainsi les narrateurs ne cessent de se reprendre et de débattre sur l’authenticité ou la crédibilité de telle ou telle scène, apportant leur critiques et apriori contemporains sur un texte datant de plus de 2000 ans. Ce traitement à la légère et assez iconoclaste d’un mythe fondateur n’a d’ailleurs pas manqué de provoquer la colère de mouvements hindous (réactionnaires pour la plupart) demandant la censure du film. Plus globalement, le film fut accusé d’appropriation culturelle, ses détracteurs mettant en cause la pertinence à mettre en parallèle le destin d’une Indienne d’il y a 25 siècles à celui d’une Américaine d’aujourd’hui. On pourrait rétorquer qu’il n’y a pas non plus, beaucoup de points communs entre un Grec ou un Hébreu de l’Antiquité et un occidental contemporain et cela ne nous empêche pas de puiser notre imaginaire de la Bible ou des mythes grecs. Qu’ils soient d’Europe, d’Asie ou d’ailleurs, les mythes ont une portée universelle qui transcende les barrières ethniques, culturelles et religieuses. Ils appartiennent de fait à tout le monde.

Ouvertement féministe, le film survole la majeure partie des éléments de l’intrigue de l’épopée, pour se focaliser davantage sur Sita, de son enlèvement par Ravana à son rejet par Rama une fois libérée. Rama, présenté dans la légende et dans l’imaginaire collectif indien comme le summum de la vertu est montré ici bien peu à son avantage, rejetant sa femme car doutant de sa fidélité malgré l’épreuve du feu qu’elle subit volontairement. Le pativrata (dévotion au mari) que Sita observe avec zèle ne reçoit de ce mari aucune gratitude et son « suicide » final est présenté comme un acte d’ultime révolte d’une femme victime du code d’honneur, du patriarcat et du poids des traditions. Symbole de la justice rétablie : le film qui s’est ouvert sur Lakshmi massant les pied de Vishnu se clôture sur l’inversion des rôles. Un rétablissement de la primauté de la déesse-mère qui annonçait peut-être le prochain long-métrage de Paley : Seder-Masochism.

Iconoclaste et irrévérencieux, techniquement maitrisé et bourré d’inventivité formelle (et mon dieu, comment trouver assez de chansons d’une même chanteuse pour illustrer toute une épopée ?!). Sita chante le blues constitue un petit tour de force rare, exemple de ce que peut accomplir une totale liberté artistique.

That’s all !

La fille du 14 juillet (Antonin Peretjatko, 2013)

Sorti en 2013 au plus fort de l’austérité, à un moment où, comble du hasard, le gouvernement d’alors réfléchissait à raccourcir les vacances scolaires, le premier long-métrage d’Antonin Peretjatko ne fait pas dans la dentelle, apportant un vent de fraicheur et de liberté à un cinéma français qui en avait bien besoin.

L’histoire : tout simple. Une bande de pote qui part en vacances un été. Autour d’eux, la France est en crise. Le gouvernement, à nouveau dirigé par Sarkozy, décide d’avancer d’un mois la rentrée mais tout ce qui préoccupe Hector (Grégoire Tachnakian) est de séduire la belle Truquette (Vimala Pons).

Le réalisateur, Antonin Peretjatko, avait déjà étoffé son univers pour le moins barré dans sa gamme de courts-métrages tournés au cours de la décennie 2000. Déjà s’y faisaient entendre son sens du burlesque, son humour noir (le motard qui met son blouson à l’envers dans Changement de trottoir), son ton anar (French Kiss semblant avoir la guerre en Irak en travers de la gorge et Monopoly portant sur la crise du logement à Paris) ainsi que l’angoisse du temps qui passe (sujet central des Secrets de l’invisible). C’est toute cette panoplie joyeusement foutraque que Peretjatko convoque pour son passage au long. On y retrouvera d’ailleurs nombre des comédiens de ses courts tel que Marie Lorna Vaconsin, Pierre Méréjkowsky ou encore Thomas Schmitt, ainsi que la musique de Monopoly pour le générique.

Difficile de décrire exactement ce film qui semble avoir été réalisé par un Jacques Rozier sous cocaïne. Il faudrait imaginer un mélange de divers films de la Nouvelle Vague, de Pierre Etaix et de divers comédies potaches des années 70 (avec même un soupçon de Retour vers le futur pour ce docteur excentrique conduisant une DeLorean).

Bénéficiant d’un budget dérisoire de 350 000 euros, au tournage coupé en deux sur deux étés, La fille du 14 juillet pallie son manque de moyen par un sens aiguisé de la débrouille, un enthousiasme à toute épreuve et la propension à oser à peu près tout et n’importe quoi.

L’univers de La fille du 14 juillet est un univers ubuesque, dans lequel des mécanismes sur des statues du Louvre donnent accès à des chambres secrètes et où l’on s’entretue allègrement à coups de fusil, de guillotine ou de balles au chloroforme sans essuyer la moindre conséquence.  Les gags visuels, plus ou moins subtils, pleuvent de toute part, du jeu d’échec sur un sol en damier, à la soupe versée dans une assiette trouée en passant par les glaces en forme de flic.

L’esthétique n’est pas en reste pour contribuer à ce joyeux bordel. Le film est tourné en 16 mm, avec une caméra réglée à 22,5 images par seconde, d’où une image désynchronisée et des voix aigües renforçant un sentiment d’irréalité en décalage avec toute production standard. A cela il faut ajouter le détournement d’images télévisuelles, façon situationniste (petit clin d’œil à Guy Debord au passage), ridiculisant la pompe républicaine par l’accélération de l’image ou l’ajout d’onomatopées et de gimmick musicaux.

Parmi toutes les citations et hommages qui ponctuent le film, c’est bien entendu l’ombre du Godard des années 60 qui plane sur tout le film. Outre la référence évidente à A bout de souffle avec l’image de cette jeune femme vendant le journal sur les Champs-Elysées, c’est surtout Pierrot le fou qui est convoqué, tant par sa narration (le road-trip de Paris à la côte) que par son esprit libertaire désireux de s’affranchir des codes et des contraintes (les multiples jeux de montage, les répétitions de scènes, les regards caméra et les brisements de quatrième mur). Par moment même c’est aussi l’esprit de Weekend qui vient envahir le film, par sa représentation d’une France au bord du chaos. La scène dans le cimetière de voiture en est l’exemple le plus criant.

C’est qu’au milieu du délire se distingue ça et là une pointe de mélancolie, les regrets d’amours perdus et d’une jeunesse qui s’évanouit et qu’il s’agit de bruler intensément malgré les coups du temps. Il est aussi à noter les instants de poésie pure qui ponctuent le film d’un temps à autre comme l’usage d’un petit folioscope ou un numéro d’équilibriste sur des bouteilles (Vimala Pons vient du cirque à la base). Pourquoi ? Parce que c’est sympa, c’est léger, ça fait respirer. Ne cherchez pas obligatoirement du sens à tout ce qui arrive dans un film.

Certes La fille du 14 juillet n’est pas parfait. On pourrait lui reprocher une certaine prétention par son étalage parfois lourdingue de références cinéphiles ou littéraires (de Breton à Tchekhov, en passant par Kafka). On pourrait aussi lui reprocher une vision peut-être assez datée de la révolte, coincée dans une imagerie post-soixantehuitarde finalement assez anachronique et peu accordée aux préoccupations d’aujourd’hui. Notons ainsi l’absence criante de minorité, ce qui est plutôt fâcheux pour un film se réclamant de la jeunesse (jeunesse surtout incarnée par des trentenaires il faut dire).

Mais ces réserves n’entachent pas l’aspect global du film, qui reste un film généreux et frondeur, révélateur ou confirmateur, qui plus est, de plusieurs belles figures du cinéma français contemporain tel que Vincent Macaigne ou Esteban. Surtout, La fille du 14 juillet reste une comédie fraiche et pimpante refusant tout fatalisme vis à vis de son époque et appelant à répondre à la violence du monde par la joie de vivre, l’art et l’amour passionné. 9 ans plus tard il serait bon de s’en rappeler.  

Oxygène (Alexandre Aja, 2021)

Si Oxygène avait été un film américain, personne n’en aurait rien eu à faire. Mais la demande d’une certaine frange de la cinéphilie française, en « films de genre » fait de toute série B réalisée par un français un petit événement peu importe la qualité même du film (1). On ne compte plus les sempiternels « Ce film est mauvais mais allez quand même le voir car il faut encourager ce genre de films en France » abondamment répétés sur les réseaux sociaux.

Certes Aja est un bon faiseur, et je suis de ceux qui soutiennent que ce genre de films serait bien plus bienvenus dans les salles françaises que 95% des comédies franchouillardes produites ces 30 dernières années (manque de pot il est sur Netflix).

Aussi le concept d’Oxygène est efficace (il aurait été parfait en moyen-métrage), une femme (Mélanie Laurent) se réveille amnésique dans une cabine de cryogénisation dans laquelle il ne lui reste que 35% d’oxygène. Quelques idées de cinéma bien trouvées comme l’image de Mélanie Laurent sortant de son cocon dans ce qu’il faut bien appeler une renaissance ou encore cette course contre un poison mortel remontant le tuyau d’une perfusion. On croit reconnaitre une petite pique à la bureaucratie avec cet ordinateur de bord trop zélé répétant à outrance les risques de poursuite encouru en cas de dégradation de matériel.

Malheureusement le concept s’épuise rapidement et Aja se sent obligé de meubler son récit avec une laborieuse quête des origines en surenchérissant par une abondance de twists qui rend l’ensemble assez ridicule. En outre le choix de placer l’intrigue dans un univers de SF, permettant de multiple arrangement technologiques nuit à la crédibilité de l’histoire.

Si on ajoute à ça l’empreinte trop flagrante de films emblématique du genre Survival tel que Buried ou Gravity, le trop plein d’images subliminales façons Tree of Life où de flashback appuyés sans oublier les sempiternels scarejumps inutiles on se resigne donc à prendre Oxygène pour ce qu’il est : une série B somme toute sympathique, mais bien loin d’incarner le renouveau du cinéma français que beaucoup aimerait tant voir.

(1) A plus forte raison quand le film est mauvais. Les films de genre français ayant une vraie personnalité, n’ont généralement pas le même écho dans le milieu des ciné-geeks (RIP Les Garçons Sauvages, Un Couteau dans le cœur et autres Dans la forêt)

Top 10 des films de 2020

Ce qui aura incontestablement été un annus horribilis pour le cinéma, de par les coups répétés de la Covid-19, du mépris des gouvernants considérant visiblement tout le secteur culturel comme dispensable (tout en laissant les lieux de cultes ouverts) et des grands studios assenant l’ultime coup de poignard dans le dos des salles, n’aura malgré tout pas été exempt de films ambitieux, profonds et diversifiés. Voici donc mon classement (tout à fait subjectif) des meilleurs films de l’année écoulée :

10. Lucky Strike

Car il révèle un prometteur cinéaste en la personne de Kim Yong-Hoon qui déploie tout son talent dans ce jouissif jeu de massacre teinté d’humour noir et de pessimisme à la manière d’un Fargo subcoréen. Affaire à suivre.

9. Enorme

Car avec cette comédie grinçante, Sophie Letourneur, met crument en scène les affres de la grossesse avec son lot d’angoisses, de doutes et de tensions. Un bel exemple de cinéma féministe contrairement à ce qu’on a pu en dire de façon trop précipitée. Malaisant et c’est tant mieux.

8.Technoboss

Parce qu’avec cette étrange comédie musicale matinée de burlesque à la Tati, le fantasque réalisateur portugais Joao Nicolao brosse le portrait touchant et drôle d’un homme à l’aune de la vieillesse au milieu d’un monde en perpétuel changement.

Technoboss de João Nicolau (2018) - UniFrance

7. Uncut Gems

Car non, la dernière œuvre des frères Safdie n’est pas un produit Netflix clinquant et vide. Développant plus en encore en profondeur leur univers discordant, le duo new-yorkais réalise par cette comédie noire et grinçante dans les bas-fonds new-yorkais une allégorie déjanté sur la condition humaine et la vanité de toute chose.

Behind the Scenes of Adam Sandler's Shiny New Film 'Uncut Gems' |  Architectural Digest

6. First Love, le dernier Yakuza

Car Takashi Miike est ici au meilleur de sa forme en livrant une palpitante aventure humaine aussi poétique que déjanté, bourré d’inventivités formelles sur une pègre japonaise en pleine déliquescence.

https://www.citazine.fr/wp-content/uploads/2020/01/first_love_citazine_cinema_miniature.jpg

5. Soul

Ça ne m’enchante guère de faire de la pub à l’odieux Disney + mais il faut faire preuve d’honnêteté intellectuelle : Soul est véritable petit bijou de conte philosophique, pique à tout discours de réussite personnelle libéraux en vogue et ode aux petits rien et au lien social. Le tout dans une esthétique flamboyante débordante d’inventivité. Le fait que ce film ne soit pas sorti en salle est un crime.

4. City Hall

Car Frédérick Wiseman poursuit son inlassable portrait de l’Amérique sous toute ses coutures le long des décennies, en se plongeant ici dans la gestion de la mairie de Boston. Ode au service publique et image apaisée d’une Amérique multi-ethnique esquissant la perspective d’une réconciliation possible. Long, très long, mais nécessaire.

3. Je veux juste en finir

Parce qu’en détournant les codes et jouant sur les références, Charlie Kauffmann parvient à nous prendre à la gorge avec ce simili-film d’horreur aussi labyrinthique que suffocant, dans laquelle semblent enfermées toutes les angoisses de l’auteur sur les ravages du temps et la définition de l’identité. Encore une fois une tragédie que ce film ne soit pas sorti en salle.

Critique : Je veux juste en finir | Le chef d'œuvre sur la solitude de  Netflix

2. Séjour dans les monts Fuchun

Car le jeune et prometteur Gu Xiaogong dont c’est ici le premier film, nous a livré une sublime fresque familiale où les long plans-séquence harmonieux et contemplatifs tranchent avec la dureté du portrait d’une société chinoise embarquée dans une modernisation à outrance.

1. Michel-Ange

Car Andreï Kontchalovski signe ici une œuvre aussi démesurée que virtuose, filmant le XVIe siècle avec une méticulosité inégalée et surtout dépeignant à travers le célèbre artiste italien une image sans concession de l’auteur, de ses travers et de ses doutes, métaphore à peine voilée du vécu du réalisateur russe et de ses rapports avec le pouvoir en place.

Et aussi : Antoinette dans les Cévennes, L’extraordinaire voyage de Marona, Calamity, une enfance de Martha Canary James, Un pays qui se tient sage, Tommaso, Light of my life, Le cas Richard Jewell, Dark Waters, Josep, La fille au bracelet …

Nostalgie de la lumière (Patricio Guzman, 2010)

Un vieux télescope du XIXe siècle repose dans un observatoire des anciens temps. Par une réaction en chaine, une série de mécanismes et de rouages se met en branle et réveille le géant endormi tandis que s’ouvre le toit faisant pénétrer la lumière dans l’enceinte. On l’aura compris : la machine à explorer le temps vient de se mettre en marche, prête à éclaircir toute les zones d’ombres du passé.

Le hasard a voulu que sortent quasi simultanément Santiago 73 post mortem de Pablo Larrain et Nostalgie de la lumière de Patricio Guzman, deux films revenant sur les dramatiques évènements ayant frappé le Chili dans l’année 1973, interrogeant à leur manière la disparition des milliers des victimes du coup d’état. Alors que le film de Larrain par l’angle de la fiction et dans une crudité implacable choisissait de montrer ce qui avait été caché, à savoir la marée de cadavres inondant les couloirs des hôpitaux, Nostalgie de la lumière choisit par le biais du documentaire de placer la quête des morts à travers un aspect autant philosophique que métaphysique.

Patricio Guzman, vieux briscard du cinéma politique, longtemps exilé après avoir été fait prisonnier par le régime de Pinochet, auteur notamment de La Bataille du Chili, monument phare du documentaire engagé, fait donc le choix de présenter l’histoire moderne du Chili par l’entremise d’un lieu symbolique : le désert d’Atacama.

Cet endroit réputé comme étant le désert le plus sec sur Terre, présente autant un intérêt pour les archéologues du fait de la conservation remarquable des dépouilles, que pour les astronomes qui y ont basé de nombreux observatoires internationaux. C’est aussi là que se trouve le camp de mineurs de Chacabuco que le régime de Pinochet aura converti en camps de prisonniers politiques et également là que ce même régime aura fait disparaitre les corps de nombreux opposants, ce qui fait d’Atacama un lieu éminemment chargé d’Histoire.

Comme les couches géologiques, les corps momifiés qu’accueille le désert s’accumulent au fil des siècles : aux momies des premiers habitants de la région, succèdent celles des mineurs du XIXe siècles exploités dans conditions encore tabous un siècle plus tard, puis vient s’ajouter les corps des victimes de la dictature, que les proches, bien souvent des femmes déjà d’un âge avancé recherchent inlassablement dans l’immensité du désert. Ainsi dans un même lieu s’opèrent sans jamais se rencontrer : les recherches archéologiques sur le lointain passé du Chili, celles des familles des victimes de l’Histoire récentes décidées à entretenir la mémoire de leurs êtres chers et enfin celles astronomiques sur l’origines de l’Univers.

C’est justement l’objectif de Guzman de créer des liens entre ses différents chercheurs interviewant tour à tour un jeune astronome enfant de l’exil, des parents de victimes du régime ou encore un ancien prisonnier politique, brossant ainsi un portrait symbolique du Chili actuel partagé entre la quête de la mémoire et le refus de regarder son passé. Le tout est filmé en des plans la plupart du temps fixes, figés, comme les momies du désert, baignant le film dans une atmosphère de deuil perpétuel. Il suffit d’un plan sur une blouse d’ouvrier suspendu à un cintre ou d’inserts sur des objets anciens couvert de poussière pour signifier l’hécatombe passée, tout comme cette forêt de tombe perdue en plein désert, vanité des tourments humains dans un univers infini et indiffèrent.

Par l’entremise d’une série de plans symboliques, Guzman cherche à dresser les liens entre les différentes époques évoquées. Les visages indigènes taillés dans les falaises renvoient au nom des prisonniers inscrit sur les murs de la prison, tandis que les momies dévoilées du musée font échos aux corps découverts dans les charniers. Car oui, l’horreur des crimes commis ne nous est nullement cachée quoi qu’atténué par un voile de sobriété comme en témoigne ce sinistre plan sur deux mains momifiées appartenant à un cadavre découvert au cours du tournage.

A travers des séries de fondus enchainés et de gros plans Guzman s’adonne également à mêler le terrestre avec le cosmique, l’humain avec l’infini. C’est ainsi qu’on ne sait du premier abord distinguer une momie d’un canyon désertique, une myriade d’étoile d’un ensemble d’éclats d’os ou même une planète d’un crâne humain.

Par ces multiples parallèles Nostalgie de la lumière semble vouloir compléter son parti pris politique (la reconnaissance des crimes de la dictature) d’une dimension spirituelle. L’idée que les êtres et les choses sont issue de la même énergie qui se recycle perpétuellement traverse le film, manière pour ceux qui restent de continuer à lutter avec optimisme et sérénité.

A la fois contemplatif et radical, hommage aux morts en même temps que célébration de la vie, Nostalgie de la lumière est un documentaire complet dans lequel l’intime croise l’universel et où la petite histoire se mêle à celle des temps les plus anciens. Un tour de force.

Alice n’est plus ici (Martin Scorsese, 1974)

Les années 40. Dans une campagne de l’Amérique profonde, baignée d’une lumière rouge écarlate qui rappelle les plus belles heures du cinéma technicolor hollywoodien (en particulier Le Magicien d’Oz), une petite fille chante You’ll never know, la chanson que chante Alice Faye dans Hello Frisco Hello, se jurant de faire encore mieux que l’actrice en question. Alors que l’enfant rentre chez elle, la chanson dérape comme un disque rayé, le cadre rétrécit, comme le souvenir d’une époque lointaine ravalé dans les limbes. Arrivée en fanfare de l’époque contemporaine, à savoir les années 70, au son du rock déjanté de Mott the Hoople.

Ainsi l’âge d’or fantasmatique du Hollywood classique, assimilé à l’enfance, laisse sa place au Nouvel Hollywood et à sa crudité dénuée d’illusion.

Coincé entre ses deux chefs-d’œuvre que sont Mean Streets et Taxi Driver, Alice n’est plus ici est un film assez méconnu de Scorsese. Il faut dire qu’il s’agit plus d’un projet plus porté par l’actrice principale Ellen Burstyn que par Scorsese lui-même, arrivé tardivement sur le film. C’est le succès critique et public de Mean Streets qui dirigea l’actrice vers l’étoile montante du Nouvel Hollywood et gratifia celui-ci (pour la première fois) d’un budget confortable pour ce film-défi. Film emblématique de son époque accompagnant l’explosion des mouvements féministes, Alice n’est plus ici, est en effet un cas assez rare dans le cinéma sommes toutes très masculin de Scorsese, mettant au centre du film la figure de la femme.

L’histoire est celle d’Alice une femme approchant la quarantaine, ayant abandonné ses rêves d’artiste pour mener une vie médiocre de femme au foyer. Après la mort soudaine de son rustre de mari, elle décide de partir sur les routes avec son gamin infernal pour revenir à la ville de son enfance et reprendre sa carrière de chanteuse tant désirée.

A bien y regarder, Alice n’est guère différente des autres grandes figures scorsesiennes, toujours désireuses de s’extirper de leur milieu social et de leur condition. Allant de déboire en déboire, elle ne supporte pas sa déchéance, ne pouvant que constater le décalage entre ses rêves d’enfance et sa réalité adulte. La critique sociale est bien là, peignant les difficultés d’être une mère célibataire, se retrouvant sans le sou du jour au lendemain et égratignant le mythe du rêve américain et de l’American Way of Life (notons que Donald le mari meurt en conduisant un camion de Coca cola, tout est dit).

Pour autant et malgré le sombre constat qu’il dresse, à aucun moment le film ne cherche à faire dans le misérabilisme ou le pathos. Bien au contraire, le film baigne dans une légèreté bien vivante et souvent comique. Alice n’est plus ici est ainsi parsemé de petits riens apportant de grandes bouffées d’air frais comme cette scène d’une bataille d’eau ou une autre de la narration d’une blague incompréhensible. Scorsese fait preuve d’une tendresse sincère pour ses personnages, peignant une galerie de portraits frappant, que ce soit Kris Kristofferson en cow-boy charmeur, Harvey Keitel en petite frappe déséquilibrée, Dian Ladd en serveuse au franc-parler détonnant ou encore la toute jeune Jodie Foster en impayable garçon manquée (on notera aussi la présence d’une Laura Dern âgée de 6 ans).

Mais c’est bien entendu Ellen Burstyn qui capte toute la lumière par son rôle (qui lui vaudra un oscar) alternant les tons, qu’ils soient maternels, enfantins ou angoissés par le temps qui passe. C’est que le personnage d’Alice est un peu tout cela à la fois : une femme tiraillée par ses rêves de jeunesse et le confort d’une vie de couple, recherchant à la fois la liberté et la stabilité. Comme le dit son amant, elle ne sait pas choisir. La caméra virevolte sans cesse autour d’elle, magnifiant ses élans passionnés par de fluides travellings circulaires, que ce soit pour ses prestations au piano ou les flirts avec ses amants. Le film se gardera d’ailleurs dans un geste progressiste, voir assez idéaliste, de trancher pour elle, préférant se clôturer sur une fin ouverte mais sommes toute assez optimiste. Ce qui encore une fois chez Scorsese est assez rare pour ne pas être noté.

Mi-comédie sociale à l’italienne, mi-road-movie, Alice n’est plus ici, même s’il n’a pas la grandeur épique des futurs fresques scorsesiennes demeure une petite perle du Nouvel Hollywood, empreinte d’humanité et de liberté.

Charlie et la chocolaterie (Mel Stuart, 1971)

Quels sont les meilleurs films pour enfants ? Ceux qui contiennent leur part de noirceur. Ceux qui génèrent des peurs enfantines qu’il conviendra de surmonter pour gagner en maturité. Ceux qui savent mettre une dose d’amertume dans la sucrerie servie aux charmantes têtes blondes. C’est ce que réussit Mel Stuart, dans ce film devenu culte outre-Atlantique, tiré du non moins culte Charlie et la Chocolaterie de Roald Dahl.

L’histoire, s’il est besoin de le rappeler est celle de Charlie Bucket (Peter Ostrum), un petit garçon pauvre, rêvant d’entrer dans l’usine de Willy Wonka, chocolatier de génie, jusqu’au jour où ce dernier dissimule dans ses chocolats 5 tickets d’or invitant les enfants qui les trouveront à visiter sa légendaire chocolaterie.

Une première chose qui frappe dans ce film est son humour particulièrement corrosif non loin de l’humour british (pas étonnant que les Monthy Python ai fait des pieds et des mains pour interpréter Willy Wonka). Stuart s’y amuse à croquer les divers éléments de la société des années 70 naissante : politiciens sournois, patrons ventripotents, beaufs yankees, psychiatres hypocrites, médias concupiscant… tout passe à la moulinette du regard caustique de Stuart(1) . Le pire étant que la bêtise et la suffisance des bourgeois ici dépeints s’en est ressenti sur leur enfants créant les 4 petits monstres que sont les autres gagnants de la course aux tickets d’or. S’opposant à la simplicité prolétarienne de Charlie et de son grand-père (Jack Albertson), ces enfants et ce qu’ils incarnent, sont là pour servir de chair à pâté à la machine moralisatrice que représente l’usine, variation de la maison en pain d’épice d’Hansel et Gretel.

En cela, le film épouse bien la cruauté toute réactionnaire il faut bien l’avouer, que Roald Dahl a déployé pour ses romans. Il renoue de fait avec la base même du conte, loin de toute édulcoration : l’enfant méchant est puni pour ses fautes tandis que l’enfant gentil est récompensé.

Plusieurs observateurs auront fait le rapprochement de Charlie et la chocolaterie avec un film d’horreur à la Saw : chaque pièce que le groupe visite semble avoir été conçu pour piéger les enfants pas sages et les punir par là où ils ont fauté, untel est aspiré dans un tuyau pour s’être abreuvé à une rivière de chocolat, une autre est changé en ballon pour avoir mangé un chewing-gum sans autorisation, etc. Après chaque pièce le groupe se trouve réduit d’avantage jusqu’à ce qu’il n’en reste qu’un. Pire encore la disparition corps et biens des enfants sans que l’on soit renseigné sur leur sort (contrairement au roman), laisse planer un doute quant à leur survie.

La performance de Gene Wilder en Willy Wonka est elle aussi évocatrice du ton sucré-amer donné au film. Il apparait tour à tour comme un magicien fantasque puis comme un sadique prenant plaisir à voir souffrir ses victimes. On pourrait même lui prêter des penchants pédophiles au vu de la façon dont il tâte la chevelure de l’un des enfants (ajoutons à ça que c’est un immonde capitaliste qui a renvoyé l’ensemble de ses ouvriers pour les remplacer par des immigrés clandestins qu’il paie en chocolat). On pourrait également parler justement des Oompa Loumpas, nains à la peau orange, dont les sermons qu’ils délivrent en chanson à chaque nouvelle victime rajoute une couche dans le dérangeant.

La scène la plus emblématique de cet esprit est sans équivoque la scène du bateau. Ce qui démarre comme une paisible croisière sur une rivière en chocolat vire au trip psychédélique, ponctué d’image horrifique (poulet décapité, ver glissant sur un cadavre, etc), au rythme d’un inquiétant poème récité par un Wonka proche de la transe.

Stuart le savait, tout comme Dahl ou les frères Grimm : entre le rêve et le cauchemar il n’y a qu’un pas.

(1) Notons que Stuart réalisa deux ans plus tard Wattstax, documentaire sur le concert donné à Los Angeles en mémoire des émeutes noires de 1965, preuve qu’il était loin d’être détaché des questions politiques.

The Burning Hell (Ron Ormond, 1974)

Il est de ces films improbables qui conjuguent la nullité cinématographique avec le nauséabond de leur idéologie. The Burning Hell est de ceux-là.

Réalisé par le réalisateur de série Z, Ron Ormond, à qui un accident d’avion aurait fait découvrir la foi, en association avec le pasteur évangélique Estus Pirckle, The Burning Hell est le deuxième film d’une trilogie. Cette série de film avait pour but la diffusion du message évangéliste et la dénonciation des principales menaces pesant sur l’Amérique dans années 70 (d’après les auteurs) : le communisme, la libéralisation des mœurs et la perte de repères au sein de la jeunesse, le tout avec un grand-guignol aussi grotesque que déplacé. Déjà leur premier film If Footmen Tire You, What Will Horses Do ? mettait en garde contre la menace imminente d’une invasion communiste des USA, imaginant des soldats castristes décapiter des enfants américains. The Burning Hell s’inscrit dans cette continuité.

Comme son prédécesseur le film est un long prêche particulièrement anxiogène de Pirckle, vu du point de vue d’une jeune personne que la verve du pasteur remettra dans le droit chemin.

Le film commence par Pirckle recevant deux caricatures de jeunes comme se les représentait l’extrême-droite américaine des années 70 : sorte de biker-hippies recalé du casting d’Easy Rider. En dépit des apparences, ont apprend que les deux branleurs sont chrétiens pratiquant. Cependant leur vision de la Bible diffère quelque peu de celle du pasteur, notamment sur la croyance de l’enfer que les deux brebis égarées assimilent juste à la vie terrestre. Pour Pirckle cette hérésie est passible de damnation éternelle.

Et pour cause : par un hasard peu probable le plus con des deux jeunes meurt dans la foulée d’un accident de moto. Tandis que le jeune restant se rend au prêche de Pirckle, ce dernier avec une absence totale de tact lui fait comprendre que son ami est désormais en enfer.

On l’aura compris, croire en Dieu ne suffit pas. Si vous ne pensez pas exactement comme Estus Pirckle votre âme est vouée aux pires tourments. D’aucun trouverait ces paroles quelque peu sectaires.

Le reste du film est le déroulé du prêche émaillé de reconstitution d’épisodes bibliques et de représentation de l’enfer dépassant les sommets du nanardesque. Difficile de dire ce qui est le plus ridicule : ce Moïse façon père Noël de devant Auchan, ces démons visiblement fans de Kiss, l’assistance vraisemblablement composé de figures de cires ou cette chimère dont une immonde coupe en plein travelling détruit toute crédibilité (plan 1 : corps d’une chèvre, plan 2 : visage d’homme, Bazin a du se retourner dans sa tombe).

Le tout en cherchant bien à effrayer l’auditoire, insistant bien sur le caractère éternel de la damnation (et l’éternité c’est long surtout vers la fin), culpabilisant, invectivant, montant l’auditeur contre ses proches si besoin. Bref des méthodes que ne renieraient pas les pires gourous. Non sans par ailleurs laisser poindre leur hypocrisie, l’un des intervenants clamant que si l’enfer n’existait pas il ne chercherait pas à vivre vertueusement comme si seule la crainte d’un châtiment divin l’empêchait de mal agir (on repensera à une vieille chanson de Didier Super).

Bref, The Burning Hell est de ces films fascinant par leur connerie, dont la vision s’accompagne d’un sentiment de malaise et d’hilarité. Un ovni improbable et irréel que sa nullité parvient à sauver quelque peu malgré lui.

Nosferatu le vampire (Friedrich Murnau, 1922)

« Nosferatu ne peut pas mourir ! Cent milles pensées vous traversent lorsque vous entendez le mot Nosferatu ! […] Est-ce que vous n’avez pas peur ? Les hommes doivent mourir. Mais la légende : Nosferatu, le non-mort, vit du sang des hommes ». La présentation faite du septième film de Murnau, par son décorateur et producteur Albin Grau dans le Bühne und Film, en dit long sur l’atmosphère étrange qui baigne ce film devenu culte au fil des ans. De l’appartenance de Murnau, de Grau, et du scénariste Henrik Galeen à des sociétés occultes, à la croyance selon laquelle l’acteur principal Max Schrek était véritablement un vampire, en passant par la mort de Murnau associée à une malédiction, tout consistait à faire de Nosferatu un film-légende.

La genèse de Nosferatu se trouve dans des récits que Grau avait entendu de paysans serbes sur un vampire hantant leurs village. Désireux avec Murnau de faire un film sur ces créatures, ils choisissent d’adapter le roman de Bram Stocker, Dracula. N’ayant pas les droits d’adaptation, ils effectuent nombre de modifications concernant le nom des personnages et le dénouement de l’intrigue tout en restant fidèle à la trame principale du roman : un jeune homme se rend dans les Carpathes pour vendre une maison à un comte qui se révèle être un vampire, ce dernier gagne l’Europe de l’Ouest pour y semer la terreur, ayant surtout des vues sur la fiancée du jeune homme. Ces modifications n’empêcheront pas la veuve de l’écrivain d’attaquer la production en justice et d’obtenir la destruction des bobines du films, ce qui fait que Nosferatu aurait pu rejoindre la longue liste des films de Murnau à jamais perdus. Quelle injustice pourtant, car de toutes les adaptations qu’a connu Dracula, Nosferatu est celle qui aura su le mieux capter la sève du roman : cette impression d’angoisse indicible face à l’approche de l’inexplicable.

Filmé en décor réel, Nosferatu ne se repose pas sur la grandiloquence des décors en studios comme le faisait alors le cinéma expressionniste allemand, pour instaurer le malaise. Car Nosferatu ne se veut pas comme les films expressionnistes être seulement une plongée dans un univers à part dont l’artificialité tendrait à rassurer le spectateur. Avec ce film, Murnau entend mettre en œuvre l’invasion du réel par le surnaturel. Tout comme le vampire répand peu à peu la peste, dans Nosferatu, l’étrange contamine progressivement le monde harmonieux des humains tel qu’il nous l’est présenté dès le premiers plan, dominé par le clocher d’une église (ben oui, on est en 1922). Cela se traduit par des images fortes et évocatrices tel que celui d’une hyène rodant dans des montagnes d’Europe de l’Est (qu’est-ce qu’elle fout là ?), de chevaux qui détallent, de la foule en colère courant en travers champs s’acharnant sur un épouvantail, ou encore du vampire marchant seul dans la ville déserte, un cercueil en main. C’est aussi à ce propos que le film se permet au milieu du film une digressions sur diverses images documentaires sur des araignées, des polypes ou des plantes carnivores. Images qui n’ont pas d’autres utilité que d’alimenter le caractère étrange du film et d’instiller cette pensée sur le fondement de notre monde supposément naturel : ne sommes nous pas entourés de vampires ?

Les forces de la nature sont en effet dans ce film au service du Mal : depuis le cours d’eau charriant le radeau et son contenu maléfique au vent guidant le vaisseaux fantôme en passant donc par les multiples animaux associés au monstre. On peut y voir peut-être l’opposition classique entre la Nature (donc la matière, la finitude, marqué par le péché originel) et la Grace (l’Amour, l’innocence et le sacrifice).

La mise en scène bien entendu contribue à cette impression d’avancée inexorable des forces obscures, de piège se refermant sur le monde des vivants. « Et quand il eut passé le pont les fantômes vinrent à sa rencontre » disait le carton français de la traduction originelle. Murnau en effet, filma la traversée du pont dans les Carpathes comme le basculement par le protagoniste d’un monde à un autre, avant de déchainer tout ce que le cinéma pouvait offrir en trucage à l’époque pour donner le sentiment que les barrières de la physique étaient abolies : images en accéléré, en négatifs, surcadrage, surimpression, jeux d’ombre, utilisation du contre-jour pour évoquer la contamination des ténèbres sur le monde.

Dans cette lutte entre l’ombre et la lumière, le ton est résolument manichéen : à l’innocence des jeunes époux Ellen et Hutter, confinant d’ailleurs à l’insouciance stupide pour Hutter, s’oppose le comte Orlock, le vampire, cadavre ambulant qui ne semble être mû que par des pensées malsaines et des pulsions néfastes. On a longuement insisté sur le thème du double présent dans le film et que laisse penser effectivement le plan introduisant Hutter face une glace. Dans la première interaction qu’il a avec sa femme, celle-ci lui fait remarquer à propos des fleurs qu’il lui offre qu’il les a tués, l’associant directement au Nosferatu preneur de vie. Ainsi suivant la trame du film, à l’homme-enfant Hutter entretenant avec Ellen une relation chaste et sans doute platonique, se substitue le vampire, l’incarnation de tout le refoulé, de l’inconscient lâché par Hutter pour assouvir ses désirs inavoués. Ce n’est après tout pas par hasard si les 2 plans iconiques du film sont le vampire traversant une arcane phallique ou se dressant de son cercueil tel un sexe en érection.

« Prenez garde, nulle n’échappe à son destin » dit tout au début le professeur à Hutter. Dès le début, le couple idyllique semble être sous le coup de la menace (regardez dès la première séquence au fond du plan, la sinistre bâtisse futur domicile du comte, comme une vanité placée au milieu du cadre bucolique).

A un duel entre ombre et lumière s’ajoute une danse de la mort menée entre Ellen et le vampire. Depuis la fameuse scène où par un montage alterné la jeune femme ordonne au vampire d’épargner son mari (scène marquant la substitution du vampire à Hutter), le film est rythmé par les appels d’Orlock à Ellen tentant à plusieurs reprises de la faire passer dans son monde (la scène du somnambulisme dont nous sommes séparés par une fenêtre), faisant pression (par la file de cercueil défilant sous la fenêtre de l’héroïne).

Finalement c’est au moment où Ellen fera mine de céder et invitera le monstre, ce dernier triomphant se muant en ombre gigantesque et surpuissante que le piège se refermera sur lui, le lever du soleil le faisant disparaitre. C’est le sacrifice qui permet au Bien de l’emporter au moment où le Mal semblait plus que jamais sur le point de triompher.

Il faut parfois traverser les ténèbres pour atteindre la lumière.